— Vive l’Espagne et vive le roi ! !… À mort Napoléon ! !… À bas Murat ! !
Finalement, à force de les frapper et de les repousser, Arango et ses artilleurs rétablissent l’ordre. Ils y sont aidés par l’arrivée opportune du parti de civils mené par le serrurier Blas Molina Soriano qui, après des détours prolongés pour éviter les Français – et une attente prudente rue de la Palma afin de voir comment tourneraient les événements –, vient s’ajouter aux défenseurs de Monteleón. Ce renfort est reçu avec des cris de joie et conduit à l’intérieur, où Molina informe le capitaine Daoiz de la présence d’autres forces impériales dans les alentours. Elles accourent en toute hâte, précise-t-il, de la porte de Santa Bárbara. De son côté, le capitaine Velarde qui, par son expérience d’officier d’état-major, connaît la composition des troupes napoléoniennes identifie, aux uniformes et aux insignes, la troupe qui vient d’exécuter cette tentative. Il s’agit d’une compagnie, envoyée en avant-garde, du bataillon de Westphalie qui compte, au complet, plus d’un demi-millier d’hommes. Celui-là même qui, d’après le serrurier Molina, se dirige au pas accéléré vers Monteleón.
Près de la fontaine de la Mariblanca, à la Puerta del Sol, Dionisio Santiago Jiménez, terrassier plus connu sous le nom de Coscorro à la résidence royale de San Fernando dont il est originaire, voit mourir son ami José Fernández Salcedo, quarante-six ans, la moitié de la tête arrachée par une balle française.
— Ne restez pas à découvert, nom de Dieu ! Abritez-vous !
Coscorro et d’autres font partie des groupes de campagnards, robustes et décidés, qui sont entrés la veille dans Madrid pour manifester en faveur de Ferdinand VII ; et qui, aujourd’hui, loin de leurs foyers et sans refuge possible, se battent dans la rue avec la détermination de gens qui n’ont nulle part où aller. Tel est le cas de nombre de ceux qui composent cette troupe de presque une centaine d’hommes et qui s’accrochent, tenaces, aux abords immédiats de la place, en se dispersant à chaque charge française pour se reformer ensuite et lutter aussi longtemps qu’ils le peuvent. Parmi eux, le sexagénaire José Pérez Hernán de la Fuente et ses fils Francisco et Juan, qui sont venus hier de Miraflores de la Sierra en habits du dimanche, bonnet de fourrure et capote rouge, et aussi le jardinier du marquis de Santiago à Griñón, Miguel Facundo Revuelta Muñoz, âgé de dix-neuf ans, qu’accompagne son père Manuel Revuelta, jardinier de la résidence royale d’Aranjuez. Près d’eux, lançant des coups de main contre les Français depuis les portes de l’hôpital du Buen Suceso qui donnent sur le cours San Jerónimo et la rue d’Alcalá, se battent les frères Rejón, avec leur outre de vin vide et leurs navajas ensanglantées, en compagnie de Mateo González, de l’acteur Isidoro Máiquez, de l’ouvrier imprimeur Antonio Tomás de Ocaña armé d’une escopette, des habitants de Perales del Río Francisco del Pozo et Francisco Maroto, et des jeunes Tomás González de la Vega, quinze ans, et Juanito Vie Ángel, quatorze ans. Ce dernier suit son père, l’ancien soldat invalide des Gardes wallonnes Juan Vie del Carmen.
— En voilà d’autres !
Quatre cavaliers polonais et des dragons, sabres au clair, approchent au galop, pour disperser le petit groupe qui s’est reformé près de la fontaine. À cet instant, sortant du Buen Suceso, l’ouvrier imprimeur Ocaña décharge son escopette dans le poitrail d’un cheval qui tombe en entraînant son cavalier. Celui-ci n’a pas encore touché le sol que les frères Rejón et Mateo González le criblent de coups de couteaux, tandis que Máiquez, qui vient de recharger son pistolet, tire sur les autres. De nouveaux civils accourent, les Polonais et les dragons sabrent tant et plus, des coups de feu retentissent, tirés par des soldats français qui chargent à la baïonnette de la rue d’Alcalá, et, dans une énorme confusion, au milieu des cris et des malédictions, le combat devient général et féroce. Un coup de sabre met hors de combat Mateo González qui se traîne comme il peut en se vidant de son sang jusqu’à un porche voisin. D’autres tirs encore, et d’autres ennemis en renfort, Antonio Ocaña tombe, traversé par une balle, Francisco del Pozo recule en hurlant avec une blessure de sabre si profonde qu’elle lui a presque tranché une épaule, et le reste cherche refuge dans le cloître du Buen Suceso, où des femmes terrorisées crient et tentent de se cacher, tandis que résonnent les décharges et que les Français forcent l’entrée.
— Je n’ai plus de balles, dit Isidoro Máiquez. Et puis j’en ai assez fait.
L’acteur s’échappe par la porte qui communique avec le couvent de la Victoria et file vers sa maison, près de Santa Ana. Les frères Rejón l’accompagnent dans sa course, et il leur offre son asile. En essayant de les suivre, Francisco Maroto est touché dans le dos par une balle et s’écroule au milieu de la rue, devant le cabaret de La Canosa. L’ancien soldat Juan Vie del Carmen, qui sort derrière avec son fils, prend celui-ci par la main et se lance dans la direction opposée, vers le coin de la rue Carretas, tandis que les balles sifflent tout autour et frappent le sol et les façades avec un claquement sec.
— Cours, Juanito !… Cours !… Pense à ta mère !… Cours !
En montant la rue Carretas, au moment où ils vont tourner à droite pour passer derrière l’hôtel des Postes, le gamin lâche sa main, titube et tombe.
— Papa !… Papa !
La mort dans l’âme, Juan Vie s’arrête et revient. Une balle a traversé une cuisse de Juanito. Désespéré, le père prend l’enfant dans ses bras et tente de le protéger de son corps, mais, en un instant, ils se retrouvent entourés de soldats ennemis. Ceux-ci sont très jeunes, leurs uniformes sont sales et leurs visages noirs de poudre. Avec une brutalité systématique, à coups de crosses, les Français tuent le père et le fils.
— D’autres gabachos arrivent !
Rue San José, devant le parc de Monteleón, le capitaine Daoiz contient les civils qui, tout fiers de leur récent exploit, veulent marcher à la rencontre des Français qui approchent. Cette fois ils viennent sans roulements de tambour ; mais, selon les hommes des avant-postes qui se replient en courant, ils sont nombreux.
— Pas de précipitation, les enfants. Plus on les laissera avancer, mieux on pourra leur tomber dessus.
Le ton familier plaît aux civils, satisfaits de se voir traités d’égal à égal par le capitaine d’artillerie. Le serrurier Molina, qui s’est proposé pour tendre une embuscade près de la fontaine Neuve, convainc les siens que monsieur l’officier a raison et qu’il vaut mieux suivre ses instructions. Et donc, Luis Daoiz, après leur avoir recommandé d’être prudents, d’économiser les munitions et de rester à couvert, envoie Molina et ses gens dans les maisons qui font le coin avec la rue San Andrés. En comptant la bande amenée par le serrurier, Daoiz a maintenant sous ses ordres un peu plus de quatre cents hommes, artilleurs, Volontaires de l’État et civils, plus une douzaine de femmes résolues. Celles-ci aident même à pousser les quatre canons qui ont si bien joué leur rôle derrière la porte, et que le capitaine ordonne à présent de sortir. Ils couvriront la rue transversale San José dans les deux directions, à droite vers la rue San Bernardo et la fontaine de Matalobos, à gauche vers la rue Fuencarral et la fontaine Neuve, en prenant également en enfilade le bas de la rue San Pedro qui, partant juste en face de la porte du parc, court perpendiculairement le long du couvent de Las Maravillas. Le problème est que les canons, qui ont des boulets pour trente tirs – et seulement quelques boîtes de mitraille improvisée –, seront servis par des hommes à découvert, sans autre protection que les tireurs postés aux fenêtres du parc surmontant le mur et dans les maisons voisines ; et les munitions de ces derniers, bien qu’artilleurs et soldats travaillent d’arrache-pied sous la direction du sergent Lastra, ne dépassent pas vingt à trente cartouches par fusil.