— À tes ordres, Luis. Les canons sont prêts.
Daoiz, qui observe avec préoccupation les deux extrémités de la rue San José en se demandant par laquelle se présentera l’ennemi, se retourne en entendant la voix de Pedro Velarde. Suivant ses instructions, celui-ci a supervisé la mise en batterie des quatre pièces : trois qui prennent en enfilade chaque axe possible de progression de l’ennemi, et la quatrième prête à être orientée dans telle ou telle direction, selon les nécessités de l’heure. Chaque canon a ses servants artilleurs, renforcés par des volontaires civils chargés de fournir les munitions et de déplacer les affûts. Le plan est que Velarde dirigera la défense à l’intérieur de la caserne pendant que Daoiz commandera personnellement le feu des canons, assisté des lieutenants Arango et Ruiz – ce dernier s’est porté volontaire, car il a servi comme artilleur à Gibraltar. Les boutefeux fument dans les mains de chaque chef de pièce et tous, militaires et civils, ont le regard tourné vers les deux capitaines. La foi aveugle que Daoiz lit sur leurs visages, les sourires crânes et confiants, les femmes qui vont d’un canon à un autre en versant du vin aux artilleurs ou qui portent des cartouches au verger et aux maisons voisines, l’inquiètent. Ils ne savent pas ce qui les attend, pense-t-il.
— Tu as envoyé le gosse ?
Daoiz acquiesce. En ce moment, le cadet des Volontaires de l’État, Juan Vázquez Afán de Ribera, que sa jeunesse a désigné pour cette mission, doit courir à la vitesse d’un zèbre dans la rue San Bernardo, porteur d’un écrit pour le capitaine général de Madrid. En quelques lignes, et plus sur les instances de Velarde que parce qu’il nourrit vraiment l’espoir que cela serve à quelque chose, Daoiz, en qualité de commandant du parc de Monteleón, explique les raisons pour lesquelles ils se battent contre les Français, exprime sa résolution de résister jusqu’au bout et demande l’aide de ses camarades, « afin que le sacrifice des hommes et des civils sous mon commandement ne soit pas inutile ».
— Retourne à l’intérieur, Pedro, dit-il à Velarde. Et que Dieu nous protège !
Son camarade sourit. Il semble sur le point de s’exprimer ; peut-être une phrase qu’il a préparée pour l’occasion. Le connaissant comme il le connaît, Daoiz n’en serait pas du tout surpris. Finalement, Velarde se borne à hausser les épaules.
— Bonne chance, mon capitaine.
— Bonne chance, mon ami.
— Vive l’Espagne !
— Bien sûr, mon vieux. Mais rentre vite.
— À tes ordres.
Daoiz reste immobile, en regardant Velarde disparaître à l’intérieur du parc. Sacré caractère ! pense-t-il. Puis il se tourne vers ceux qui attendent près des canons. Quelqu’un crie d’un balcon que les Français sont sur le point d’arriver au coin de la rue. Daoiz avale sa salive, soupire et tire son sabre.
— Tout le monde à son poste ! ordonne-t-il. Feu à mon commandement !
Au coin des rues de la Palma et San Bernardo, Juan Vázquez Afán de Ribera, cadet de la 2e compagnie du 3e bataillon des Volontaires de l’État, s’arrête pour reprendre haleine. Avec l’agilité de ses douze ans, il est descendu en courant depuis le parc Monteleón, le message du capitaine Daoiz plié dans le revers de la manche gauche de sa veste, et il se prépare maintenant à traverser une zone découverte. Le fait que le carrefour soit désert, sans une âme en vue ni un habitant aux balcons, ne présage rien de bon. Mais le commandant du parc, en lui disant tout à l’heure adieu, a insisté sur l’importance de sa mission.
— C’est de vous que dépendra, a-t-il dit, qu’ils viennent ou non à notre secours.
Le tout jeune aspirant au grade d’officier passe une main dans ses cheveux en désordre et humides de sueur. Il est parti tête nue de la caserne pour ne pas être gêné et porte seulement sa dague de cadet à la ceinture. Méfiant, il inspecte les alentours. Personne en vue, constate-t-il de nouveau. Les portes sont fermées, les volets aussi, les boutiques closes par des planches. Il règne un silence inquiétant, rompu de temps en temps par des détonations lointaines.
Il faut se décider, pense le garçon. Il a l’impression que l’appel au secours de ses camarades qui est dans sa manche le brûle. Prudent, il se remémore les enseignements reçus à l’école militaire pour réfléchir à l’itinéraire qu’il doit suivre. Il va traverser la rue jusqu’à la borne d’en face et, de là, il continuera jusqu’à la voiture abandonnée devant la porte de ce qui semble être une auberge. Pourvu, se dit-il, qu’il n’y ait pas de tireurs ennemis dans les parages. Puis il respire profondément trois fois, baisse la tête et reprend sa course.
Il reçoit le tir avant même de l’avoir entendu. Un coup dans la poitrine et un craquement. Mais il ne ressent pas de douleur. Je crois qu’on m’a tiré dessus, se dit-il. Il faut que je me sorte d’ici. Mon Dieu, aidez-moi. Soudain, il s’aperçoit qu’il a le visage collé au sol et que tout s’obscurcit. Je dois livrer le message, pense-t-il avec angoisse. Il fait un effort pour se relever et meurt.
À la Puerta del Sol, l’arrivée de renforts d’infanterie ennemie venant du Palais par le cours San Jerónimo a rendu la situation intenable. Le sol est couvert de cadavres français et espagnols, de chevaux morts, de sang et de décombres. Les balcons et les fenêtres déserts, les murs criblés de balles et de mitraille, la place est enfin aux mains de l’armée impériale. Les derniers combats ont vu tomber, en fuyant vers les rues voisines ou en se défendant comme des chiens aux abois, le charbonnier de vingt-quatre ans Andrés Cano Fernández, Juan Alfonso Tirado, quatre-vingts ans, le journalier Félix Sánchez de la Hoz, vingt-trois ans, et bien d’autres qui, sans pouvoir s’échapper, sont blessés ou faits prisonniers. Alors qu’ils remontent en courant la rue Montera, une décharge tue le tisserand septuagénaire Joaquín Ruesga et la femme du quartier de Lavapiés Francisca Pérez de Párraga, quarante-six ans. Le dernier coup de feu espagnol à la Puerta del Sol est tiré, avec sa carabine et depuis sa maison – située au coin de la rue Arenal –, par l’agent de la Loterie royale José de Fumagal y Salinas, cinquante-trois ans, que la riposte française laisse mort sur le fer forgé de son balcon, sous les yeux épouvantés de son épouse. Et en bas, près de la fontaine de la Soledad, le maître d’escrime Pedro Jiménez de Haro, qui est sorti se battre en compagnie de son cousin et également maître d’armes Vicente Jiménez, tombe après avoir affronté avec son sabre un parti de dragons, tandis que le cousin, désarmé par les Français, est fait prisonnier. Ils le conduisent en le rouant de coups dans les caveaux de San Felipe, sous les marches de l’église, où sont rassemblés tous ceux qui ont été pris dans les environs. Il trouve là d’autres hommes qui attendent que l’on décide de leur sort.
— Ils vont nous fusiller, assure quelqu’un.
— On verra bien.
Dans la pénombre du caveau, les uns prient, les autres jurent. Quelqu’un affirme sa confiance dans les autorités espagnoles, et une voix manifeste l’espoir d’un soulèvement général des militaires contre les Français ; mais elle ne suscite qu’un silence sceptique. De temps en temps, la porte s’ouvre et les sentinelles françaises poussent un nouveau prisonnier à l’intérieur. On voit ainsi arriver, ligotés, sanglants et en piteux état, le comptable de l’Hôtel de Ville Gabino Fernández Godoy, âgé de trente-quatre ans, et l’encaisseur de lettres de change aragonais Gregorio Moreno y Medina, trente-huit ans.
— Ils vont nous fusiller, c’est sûr, insiste le premier qui a parlé.
— Ne jouez pas les oiseaux de malheur, voyons… Vous allez nous porter la poisse !