Murat, qui s’est penché sur le plan de Madrid déployé sur une table de campagne, frappe du doigt un point de la partie supérieure : un rectangle entouré de rues droites, qui n’était jusqu’à présent l’objet d’aucune attention particulière – Monteleón. Son nom n’est même pas porté sur le plan.
— Je veux qu’on le prenne à n’importe quel prix ! Vous m’entendez ? À n’importe quel prix !… Ces canailles ont besoin d’un châtiment exemplaire… Voyons, Lagrange : qui avons-nous, dans les parages ?
Le général de division Joseph Lagrange, qui fait aujourd’hui office d’aide de camp personnel du duc de Berg, jette un coup d’œil sur la carte et consulte les notes que lui passe un subordonné. Il semble rassuré et annonce que, en effet, on dispose de quelqu’un à proximité.
— Le commandant Montholon, Votre Altesse. Faisant fonction de colonel du 4e régiment d’infanterie. Il attend les ordres avec un bataillon entre la porte de Santa Bárbara et celle de Los Pozos.
— Parfait. Qu’il aille immédiatement renforcer les Westphaliens… Mille cinq cents hommes doivent suffire pour écraser cette maudite vermine !
— Je suppose, Votre Altesse.
— Vous supposez ?… Est-ce que vous vous foutez de moi ?
Sur la place Antón Martín, située à mi-parcours de la rue Atocha qui monte vers la Plaza Mayor, la chance qui avait permis jusque-là au charpentier de Lavapiés Miguel Cubas Saldaña, après s’être battu à la porte de Tolède, de s’échapper et de se réfugier dans San Isidro l’abandonne. Il est arrivé, en combattant partout où il le pouvait, dans un petit groupe qui a été finalement dispersé par une volée de mitraille. Quand Saldaña, étourdi par le choc, saignant du nez et des oreilles, soulève la tête, il se voit entouré de baïonnettes françaises. Redressé à coups de pieds, titubant, menotté, il est emmené en direction du Prado et constate tristement en chemin que, dans les rues avoisinantes, la résistance est en train de s’éteindre. Appuyée par un canon qui balaye la large avenue, l’infanterie française avance de maison en maison, tirant à titre préventif sur chaque balcon, fenêtre ou entrée de rue. Le sol est jonché de nombreux morts et blessés que personne ne relève.
Peu après la capture de Cubas Saldaña, les deux groupes qui se battent encore rue Atocha et place Antón Martín sont anéantis. C’est ainsi que tombent, poursuivis jusqu’à la porte d’une cour de la Magdalena et mitraillés par le canon qui tire depuis la place, Francisco Balseyro María, journalier de quarante-neuf ans, la Galicienne de trente ans Manuela Fernández, blessée à la tête par un éclat, et le valet asturien Francisco Fernández Gómez, le bras gauche arraché par la mitraille. De ce groupe, seuls parviennent à se sauver le chevrier Matías López de Uceda, qui agonise, et deux hommes, également blessés, qui le portent : son fils Miguel et le journalier de Palencia Domingo Rodríguez González. En faisant force détours, ils tentent de se diriger vers l’Hôpital général, sans qu’aucune des portes auxquelles ils frappent en chemin s’ouvre ni que personne les secoure.
— Dispersez-vous !… Sauve qui peut !
Le second groupe connaît le même sort. En pleine débandade, près de la rue de la Flor, fauchés par la mitraille, tirés comme des lapins, tombent le musicien de vingt-sept ans Pedro Sessé y Mazal, le domestique de l’Hospice des enfants trouvés Manuel Anvías Pérez, trente-trois ans, et le portefaix léonais Fulgencio Álvarez, vingt-quatre ans. Ce dernier, blessé à la jambe, est rejoint par les Français, se défend avec sa navaja et meurt criblé de coups de baïonnettes. La fin du jeune Donato Archilla y Valiente, âgé de dix-huit ans, n’est guère plus enviable : son camarade de combat Pascual Montalvo, boulanger, qui fuit avec lui dans la rue de León, le voit se faire rattraper et emmener, attaché, vers le Prado. Montalvo se débarrasse sous un porche du sabre français qu’il avait à la main, suit de loin son ami pour voir où on le conduit et obtenir, s’il le peut, sa libération. Peu après, caché derrière une haie de la promenade du Prado, il le verra fusiller contre le mur du collège Jésus Nazareno en compagnie de Miguel Cubas Saldaña.
Tous les morts de la place Antón Martín ne sont pas des combattants. C’est le cas, par exemple, du chirurgien de quatre-vingt-deux ans Fernando González de Pereda, qui est tué d’une balle près de la fontaine pendant que, aidé de brancardiers volontaires, il secourt les victimes des deux camps. Comme lui, plusieurs médecins, chirurgiens et infirmiers des hôpitaux tombent dans l’accomplissement de leur devoir d’humanité : le chirurgien Juan de la Fuente y Casas, trente-deux ans, meurt en traversant la place Santa Isabel avec des infirmiers et du matériel de premiers secours ; Francisco Javier Aguirre y Angulo, un médecin de trente-trois ans, reçoit une balle d’une sentinelle française pendant qu’il soigne des blessés abandonnés dans la rue Atocha ; et Carlos Nogués y Pedrol, titulaire de la chaire de médecine clinique à l’université de Barcelone, a une cuisse brisée par une balle au moment où, après avoir secouru d’innombrables blessés à la Puerta del Sol, il regagne sa maison de la rue du Carmen. Ainsi tombent encore Miguel Blanco López, âgé de soixante ans, infirmier de la confrérie de San Luis ; l’aide-chirurgien Saturnino Valdés Regalado, qui, avec un camarade, porte sur un brancard un blessé dans la rue Atocha ; et le chapelain du couvent des Descalzas José Cremades García, que les Français abattent d’une balle pendant qu’il prodigue les dernières consolations à un mourant, à la porte même de son église.
De toutes les morts qui, au cours de cette journée, endeuillent Madrid, la plus singulière et la plus mystérieuse, jamais élucidée jusqu’aujourd’hui, est celle de María Beano : la femme sous le balcon de qui le capitaine Pedro Velarde passait chaque matin, pour revenir la visiter dans l’après-midi. Encore jeune et belle, veuve d’un officier d’artillerie, respectée de ses voisins et d’une honorabilité sans tache, cette mère de quatre petits enfants, un garçon et trois filles, garde toute la matinée sa fenêtre ouverte en demandant des nouvelles du parc de Monteleón. Et quand, finalement, on lui confirme que, là-bas, les artilleurs se battent contre les Français, elle court à son cabinet de toilette, met de l’ordre dans ses cheveux, arrange ses vêtements, prend un châle noir et se précipite dans la rue après avoir confié ses enfants à une vieille et fidèle servante, sans plus d’explications. Des témoins assureront plus tard l’avoir vue courir à travers la ville « le visage altéré et décomposé par l’angoisse ». María Beano se dirige vers le parc d’artillerie et tente sa chance en essayant de passer par plusieurs rues qui y mènent. Mais l’encerclement est total, et personne ne peut aller au-delà des détachements qui barrent tous les accès. Repoussée par les soldats de l’armée impériale, difficilement retenue par des voisins qui tentent de la dissuader de poursuivre, la veuve finit par se débarrasser d’eux, laisse derrière elle un piquet de Français, et sans tenir compte des cris des sentinelles, monte en courant la rue San Andrés, avant d’être frappée par une balle. Le corps, baignant dans une mare de sang et enveloppé dans son châle noir, restera toute la journée sur la chaussée. Cette étrange conduite, le secret de cette hâte d’arriver au parc de Monteleón resteront à jamais voilés par les ombres du mystère.
Ignorant la mort de María Beano, le capitaine Velarde supervise depuis trois quarts d’heure le feu des hommes postés dans le bâtiment et sous la voûte du parc de Monteleón. Luis Daoiz lui a demandé de ne pas s’exposer à côté des canons, dans l’éventualité où lui-même tomberait. En ce moment, Velarde se trouve à l’entrée, pour diriger les tireurs qui, tapis en haut d’un échafaudage appuyé au mur de clôture, protègent de leur mousqueterie ceux qui, dehors, servent les quatre pièces. Les Français n’ont avancé leur infanterie que jusqu’aux rues avoisinantes, sans tirer au canon, et Velarde est satisfait de la tournure des événements. Artilleurs et Volontaires de l’État se battent en hommes de métier et avec fermeté, et presque tous les civils remplissent leur rôle, entretenant un feu qui, même s’il n’est pas très précis, tient les assaillants en respect. Néanmoins, le capitaine observe avec inquiétude que les tireurs ennemis, passant de porche en porche et de maison en maison, sont de plus en plus près. Cela oblige certains civils à reculer, abandonnant le coin de la rue San Bernardo et celui de la rue San Andrés. Les Français ont occupé un premier étage de cette dernière et, de là, ils tiennent sous leur feu ceux qui transportent des blessés dans le couvent de Las Maravillas. Décidé à les déloger, Velarde réunit un petit groupe formé du secrétaire Almira – l’autre secrétaire, Rojo, sert au canon du lieutenant Ruiz –, des Volontaires de l’État Julián Ruiz, José Acha et José Romero, et du domestique de la rue Jacometrezo Francisco Maseda de la Cruz.