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— Venez avec moi !

Au pas de course, l’un derrière l’autre, les six hommes traversent la rue, passent entre les canons et se collent à la façade d’en face. De là, par signes, Velarde indique ses intentions à Luis Daoiz. Le commandant du parc, qui est toujours debout au milieu de la fusillade, serein comme à la promenade, fait un geste qui peut s’interpréter comme un acquiescement ; mais Velarde le soupçonne aussi d’avoir haussé les épaules. Quoi qu’il en soit, le capitaine avance avec les autres en longeant le mur et en s’abritant de porche en porche jusqu’à l’atelier de sparterie où se trouve le parti du marchand de charbon Cosme de Mora.

— Combien êtes-vous ?

— Quinze, monsieur l’officier.

— La moitié, avec moi !

Ils sortent dans la rue un par un, à des intervalles que leur indique Velarde : Almira, les trois Volontaires de l’État, Maseda, Cosme de Mora et six autres passent en courant le carrefour des rues San José et San Andrés et se réunissent de l’autre côté.

— Nous sommes treize, murmure Maseda. Mauvais chiffre.

— Silence !… Baïonnette au canon !

Les Volontaires de l’État obéissent, avec des gestes mécaniques et professionnels. Plusieurs civils les imitent maladroitement.

— Nous n’avons pas tous des baïonnettes, monsieur l’officier, dit le blanchisseur Benito Amégide y Méndez.

— Dans ce cas, vous vous servirez de vos crosses… En avant !

En troupe serrée, Velarde en tête, les treize hommes montent l’escalier qui mène au premier étage, défoncent la porte et se jettent sur les Français qui occupent le logement.

— Vive l’Espagne !… Vive l’Espagne et vive Dieu !

Le combat fait rage, au corps à corps, au milieu des meubles brisés, de chambre en chambre, dans les cris, les coups et les détonations. Le blanchisseur Amégide reçoit onze blessures, et, près de lui, tombent le Volontaire de l’État José Acha, la cuisse transpercée par une baïonnette, et le domestique Francisco Maseda, une balle dans la poitrine. Cinq ennemis sont blessés à mort et les cinq autres sautent par la fenêtre. Au dernier instant, le Volontaire de l’État Julián Ruiz, vingt-trois ans, reçoit une balle tirée de si près qu’il meurt avant même que la bourre de la cartouche française qui fume sur sa veste ait eu le temps de s’éteindre.

Le feu ennemi faiblit un peu, et les Espagnols économisent leurs munitions. Devant l’entrée du parc, où se trouvent les canons – l’un d’eux s’est enrayé, il n’en reste que trois pour battre les rues –, le lieutenant Jacinto Ruiz a chargé et pointé la pièce qui tient en enfilade la rue San José dans la direction du croisement de la rue San Andrés, et plus loin la rue Fuencarral et la fontaine Neuve de Los Pozos, mais il retarde le tir pour attendre d’avoir une cible qui en vaille la peine. Il est aidé par le secrétaire Domingo Rojo, le Volontaire de l’État José Abad Leso et deux artilleurs du parc, le caporal Eusebio Alonso et le soldat José González Sánchez. La fièvre produit chez Ruiz un état d’hallucination qui lui fait mépriser le danger. Il agit comme si la poudre brûlée était à l’intérieur de sa tête, et non autour de lui. Il essaye de voir à travers la fumée et signale de son sabre dégainé les objectifs possibles, pendant que le caporal Alonso et les autres, qui gardent la bouche bien ouverte pour ne pas avoir les tympans crevés par les détonations, restent accroupis derrière la pièce, boutefeu à la main, dans l’attente de son ordre.

— Là-bas, là-bas !… Regardez à gauche !

Un peu en retrait, tout en surveillant les autres canons, le capitaine Luis Daoiz voit une soudaine volée de mitraille française s’abattre sur le canon du lieutenant, blesser celui-ci au bras et faire tomber le caporal Alonso, le Volontaire de l’État José Abad et l’artilleur González Sánchez. En deux enjambées, il est près d’eux : González Sánchez à la cervelle à l’air et Abad une balle dans le cou, mais ce dernier est toujours vivant. Le caporal Alonso, qui s’en tire avec une entaille au front, se relève en comprimant sa blessure d’une main, prêt à remplir ses obligations. Jacinto Ruiz, qui a un trou de plusieurs pouces à la manche gauche, saigne énormément.

— Comment vous sentez-vous ? demande Daoiz, en criant pour surmonter le fracas des tirs.

Le lieutenant titube et cherche un appui sur le canon. Puis il respire profondément et hoche la tête.

— Je vais bien, mon capitaine, ne vous inquiétez pas… Je peux rester.

— Ce bras a mauvaise allure ! Allez vous le faire soigner.

— Plus tard… J’irai plus tard.

Trois hommes et deux jeunes femmes – l’une est celle qui a tout à l’heure aidé à déplacer le canon, Ramona García Sánchez – accourent des porches voisins et emportent González Sánchez et José Abad au couvent de Las Maravillas en laissant une traînée de sang sur la chaussée. L’exempt José Pacheco, qui, avec son fils le cadet Andrés Pacheco, porte quatre charges de poudre dans leurs cartouches, sort un mouchoir de sa poche et le noue autour de la blessure de Jacinto Ruiz. Une détonation toute proche – le canon commandé par le lieutenant Arango qui tire sur la rue San Pedro – les assourdit tous les deux. Maintenant, le feu de la mousqueterie française se concentre sur l’entrée du parc, et aucun des artilleurs qui s’abritent là ne vient prendre les places rendues vacantes. Daoiz adresse des signes à des civils allongés le long du mur du verger de Las Maravillas pour en faire venir deux : le marchand de vin du cours San Jerónimo José Rodríguez et son fils Rafael.

— Vous savez manœuvrer un canon ?

— Non… Mais ça fait un moment que nous regardons comment on fait.

— Dans ce cas, restez ici. Vous êtes désormais sous les ordres de cet officier.

— Oui, monsieur le capitaine !

Tous ne font pas preuve d’un tel esprit de discipline : Daoiz ne tarde pas à le constater. Artilleurs, soldats et volontaires tiennent bon autant qu’ils le peuvent ; mais chaque fois que le feu s’intensifie, de plus en plus de gens cherchent refuge dans le parc ou dans le couvent sous prétexte d’y porter les blessés. C’est logique, conclut, sans amertume, le capitaine. Rien n’est plus efficace que la mitraille et le sang pour tempérer les enthousiasmes. Parmi tous les officiers qui se sont présentés ce matin comme volontaires, tous ne font pas non plus du zèle. Certains, qui parlaient haut et fort dans les réunions et les cafés, préfèrent maintenant se tenir à l’intérieur. Daoiz soupire, résigné, le sabre à l’épaule, la lame frôlant l’épaulette droite. Chacun fait ce qu’il peut. Tant que lui-même, Velarde et quelques autres continueront à donner l’exemple, la plupart des militaires et des civils ne flancheront pas : que ce soit parce qu’ils gardent une confiance aveugle dans les uniformes qui les guident – ah, se dit-il, si ces pauvres gens savaient ! – ou parce qu’ils sont soucieux de leur dignité et ne veulent pas perdre la face. À défaut d’autre chose, les mots « avoir des couilles » continuent à produire des effets prodigieux dans le peuple de la rue.