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— Pointez cette pièce !… Feu !

Les ordres de Jacinto Ruiz retentissent de nouveau à côté de son canon. Satisfait, Daoiz voit que les autres pièces, elles aussi, remplissent leur mission. Les balles passent en essaims bourdonnants, et le Sévillan est surpris d’être toujours vivant et non gisant à terre comme les malheureux qui sont contre le mur, yeux ouverts et visages dégoulinants de sang, ou qui hurlent pendant qu’on les mène au couvent, à l’amputation ou à la mort. Tôt ou tard, nous finirons tous comme ça, pense-t-il. Sur le pavé ou dans le couvent. À cette idée, un rictus de désespoir lui tord la bouche. Un instant, son regard croise celui du lieutenant Rafael de Arango, noir de poudre, couvert de sueur, veste et gilet dégrafés, qui donne des ordres à ses hommes. Le comportement du jeune officier est impeccable, mais, dans ses yeux, on peut lire un reproche. Il semble croire que tout ça me fait plaisir, en déduit Daoiz. Un garçon bizarre, en tout cas : méfiant et peu sympathique. Il doit penser que, même s’il arrive à sortir vivant de Monteleón et ne finit pas fusillé ou en forteresse, nous lui avons brisé à tout jamais sa carrière. Mais qu’importe ! Il peut penser ce qu’il veut. Lieutenants, capitaines ou soldats, aucun ne peut plus faire demi-tour. Cela vaut pour tous, civils compris. Le reste est sans importance.

Tout en agitant ces pensées dans sa tête, Daoiz se tourne pour voir de l’autre côté et se trouve face au capitaine Velarde.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Pedro Velarde, avec le secrétaire Almira toujours collé à lui comme son ombre, arrive, sale et exténué, de l’échauffourée du carrefour de San Andrés, où il vient d’expédier en renfort l’autre moitié de la bande de Cosme de Mora. Daoiz observe que des boutons manquent à son élégante veste verte d’état-major et qu’une épaulette a été tranchée par un coup de sabre.

— Tu crois qu’ils vont venir à notre secours ? l’interroge Velarde.

Il a dû crier pour se faire entendre dans la fusillade. Daoiz hausse les épaules. Pour l’heure, il ne sait pas ce qui lui est le plus pénible : les reproches muets du lieutenant Arango ou l’optimisme obstiné de Velarde.

— Je ne crois pas. Nous sommes seuls… Nous avons allumé la flamme, mais le feu ne prendra pas.

— Pourtant les tirs français faiblissent.

— Pas pour longtemps.

— Il y a encore un espoir, non ? Ton message au capitaine général a dû lui parvenir… Ils vont probablement réagir… Notre exemple va les faire rougir de honte !

Une balle française vrombit entre les deux militaires, qui se regardent dans les yeux. L’un, exalté comme toujours, l’autre qui reste serein.

— Foutaises, mon vieux, répond Daoiz. Et rentre dans le parc, sinon ils vont te tuer.

6

En tirant leurs dernières cartouches, les soldats des Gardes wallonnes Paul Monsak, Gregor Franzmann et Franz Weller se replient en bon ordre de Puerta Cerrada sur la Plaza Mayor par la voûte de la rue Cuchilleros. Ils reculent en se protégeant mutuellement, de porche en porche et sans cesser de se battre avec une ténacité toute germanique, depuis que la dernière charge des cuirassiers et de l’infanterie française les a délogés de la place de la Cebada, où ils s’étaient joints à un groupe qui tentait de résister et où se trouvaient, entre autres, l’habitant de l’Arganzuela Andrés Pinilla, le cordonnier Francisco Doce González, le garde de la Casa del Campo León Sánchez et le vétérinaire Manuel Fernández Coca. Ils ont tué un officier et deux soldats français près de la maison de l’archevêque de Tolède : du coup, les soldats de l’armée impériale ont envahi la demeure et l’ont sauvagement saccagée. Maintenant, traquée par des cavaliers français, la bande s’est dispersée. Sánchez et Fernández Coca s’échappent vers la place du Cordon et les autres vers la Cava Alta, où une balle de fusil déchiquette les jambes d’Andrés Pinilla et une autre tue le cordonnier Doce González. Au moment où les survivants – les trois Gardes wallonnes, un médecin militaire de trente et un ans nommé Esteban Rodríguez Velilla, l’ouvrier maçon Joaquín Rodríguez Ocaña et le Biscayen Cayetano Artúa, au service du marquis de Villafranca – tentent de se retrancher derrière deux voitures abandonnées au pied de l’escalier de la rue Cuchilleros, un peloton d’infanterie impériale descend de la porte de Guadalajara en tirant sur tout ce qui bouge.

— Partons !… Vite !… Filons d’ici !

Pris entre deux feux, le maçon et le Biscayen tombent, blessés à mort, Monsak, Franzmann et Weller s’enfuient par l’escalier, et Esteban Rodríguez Velilla, atteint d’une balle dans une cuisse, essaye de se réfugier dans l’auberge de la Soledad où il loge, mais un cuirassier le rattrape et lui assène deux coups de sabre, dont l’un lui ouvre le crâne et l’autre lui fait une profonde entaille au cou. Perdant son sang, le médecin se traîne de porte en porte jusqu’à Puerta Cerrada, où des habitants pitoyables qui font partie des quelques-uns qui osent s’aventurer dans la rue le recueillent et le portent dans l’auberge. Sa jeune femme, Rosa Ubago, se précipite dans la cour, épouvantée par l’état de son mari qui gît inanimé, les vêtements trempés de sang. À ce moment entrent plusieurs soldats français qui ont vu emporter le blessé et veulent l’achever.

— Fripouille ! Salaud ! l’insultent les soldats impériaux, ivres de fureur.

Les coups de pieds et de crosses pleuvent, ils maltraitent la femme, les habitants s’enfuient, les Français laissent Rodríguez Velilla pour mort et mettent la maison à sac. Le médecin agonisera atrocement pendant dix jours, avant de mourir de ses blessures et des coups reçus. Retirée en Galice, sa veuve Rosa Ubago, selon une lettre que sa famille a conservée, ne se remariera pas, « par respect envers la mémoire de celui qui est mort en héros ».

— Hardi, les braves !… Que Dieu vous bénisse !… Vive l’Espagne !

Ces cris viennent d’une religieuse, sœur Eduarda de San Buenaventura : une des cinq sœurs converses qui, avec quatorze moniales, une prieure et une mère supérieure, résident dans le couvent cloîtré de Las Maravillas, juste en face du parc de Monteleón. À la différence de ses compagnes, sœur Eduarda ne soigne pas les blessés qu’on apporte de la rue et n’aide pas le chapelain, don Manuel Rojo, à leur prodiguer les secours spirituels. Elle est postée à une fenêtre du couvent qui donne sur l’entrée du parc et encourage les hommes qui se battent en leur lançant à travers la grille des images de saints et des scapulaires, que ceux-ci ramassent, baisent et glissent dans leurs vêtements.

— Ne restez pas là, ma sœur, pour l’amour de Dieu ! la supplie la mère supérieure en essayant de l’arracher de la fenêtre.

— Alléluia ! Alléluia ! continue de clamer la religieuse sans se laisser faire. Vive l’Espagne !

Les coups de canon ont brisé les vitres du vestibule et des fenêtres du couvent transformé en hôpital de campagne. Salle capitulaire, chapelle, parloir, sacristie hébergent les blessés qui arrivent sans cesse, et de longues traînées rouges – que les sœurs, au début, lavaient à grand renfort de serpillières et de baquets d’eau, et dont, maintenant, plus personne ne se soucie – souillent les couloirs et les galeries. Grilles et clôture sont oubliées, les portes sur la rue sont ouvertes, et les carmélites récollettes s’activent avec de la charpie, des bandes, des boissons chaudes et de la nourriture, leurs robes et leurs tabliers tachés de sang. Certaines vont à la porte pour prendre en charge les blessés déchiquetés par les balles et la mitraille, amenés par leurs camarades ou venus par leurs propres moyens en titubant, en boitant et en essayant de comprimer leurs blessures.