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— Hardi, les braves !… Vive la Vierge immaculée !

D’aucuns se signent en entendant les appels de sœur Eduarda. Dans la rue, où il se tient toujours près des canons, Luis Daoiz observe la religieuse à sa fenêtre, craignant qu’une balle perdue ne l’expédie dans l’autre monde. Il faut qu’elle soit vraiment toquée, décide-t-il. Ou patriote de toute son âme. Il a beau ne pas être un fervent des pieuses effigies ni ne jamais prier plus que le strict nécessaire, le capitaine accepte une petite médaille de la Vierge qu’un civil lui remet sur les instances de la religieuse.

— Elle a dit : C’est pour monsieur l’officier.

Daoiz prend la médaille et la contemple dans sa paume. Chacun voit midi à sa porte. Et puis, conclut-il, ça ne peut pas faire de mal, et l’enthousiasme de la sœur est réconfortant. D’ailleurs, sa présence à la fenêtre met du cœur au ventre des combattants. Et donc, en faisant en sorte d’être vu de ceux qui l’entourent, il baise gravement la médaille, la range dans la poche intérieure de sa veste, adresse, de la tête, un salut à la sœur. Ce qui lui vaut de nouvelles clameurs d’enthousiasme de celle-ci.

— Vive les officiers et les soldats espagnols ! crie-t-elle de derrière sa grille. Tenez bon, Dieu vous regarde du haut du Ciel !… Il vous attend tous là-haut !

Le caporal Eusebio Alonso, noir de poudre, croûtes de sang séché sur le front et moustache brûlée par les décharges, qui est en train de nettoyer l’âme d’un des canons de huit livres, s’arrête, bouche bée, pour regarder la religieuse, puis se tourne vers Daoiz.

— En ce qui me concerne, je préfère le laisser attendre. Ce n’est pas votre avis, mon capitaine ?

— C’est justement ce que j’étais en train de me dire. On n’est pas si pressés.

À deux pâtés de maisons de là, dans la partie de la rue Fuencarral comprise entre les rues San José et de la Palma, le commandant Charles Tristan de Montholon, faisant fonction de colonel du 4e régiment provisoire de la brigade Salm-Isembourg, 1re division d’infanterie, s’approche prudemment de la fenêtre pour jeter un coup d’œil. Le commandant a belle allure, il est d’une bonne famille, beau-fils du sénateur et marquis de Sémonville, jadis révolutionnaire intransigeant et aujourd’hui bien introduit dans le cercle intime de l’Empereur. Cette heureuse situation familiale n’est pas étrangère au fait que Charles de Montholon ait déjà atteint un grade élevé pour ses vingt-cinq ans, bien que ses états de service comportent plus de postes d’état-major auprès de généraux influents que de combats en première ligne. Ce que le fringant colonel ne peut imaginer, en cette tumultueuse journée de mai devant le parc d’artillerie de Madrid – dont il s’aperçoit que le nom, Monteleón, ressemble singulièrement à celui de Montholon –, c’est que l’avenir lui réserve, outre le grade de général et le titre de comte d’Empire, un poste d’observateur privilégié des derniers jours de l’Empereur, auquel il fermera les yeux après l’avoir accompagné à Sainte-Hélène. Mais treize ans le séparent encore de cet instant. Pour l’heure il est à Madrid, au soleil, bicorne sous le bras et mouchoir à la main pour s’éponger le front, en compagnie de deux officiers, de son trompette et d’un interprète.

— Les tireurs avancés doivent tenter de nettoyer la rue et d’éliminer les servants des canons… L’attaque sera simultanée : les Westphaliens depuis la rue San Bernardo, et la 4e compagnie par cette autre rue… Comment s’appelle-t-elle ?

— San Pedro. Elle débouche juste sur l’entrée du parc.

— Par la rue San Pedro, donc. Et d’ici, les 2e et 3e compagnies par la rue San José. Trois points à la fois donneront à ces sauvages du fil à retordre pendant que nous leur tomberons dessus. Eh bien, allons-y… Exécution !

Les capitaines qui accompagnent Montholon se regardent entre eux. Ils se nomment Hiller et Labédoyère. Ce sont des vétérans qui se sont forgés sur les champs de bataille de la moitié de l’Europe et non parmi les aides de camp et les cartes d’un quartier général.

— Ne vaut-il pas mieux attendre l’arrivée de nos canons ? interroge prudemment Hiller. Il serait peut-être préférable de laisser d’abord la mitraille balayer la rue.

Montholon esquisse une moue dédaigneuse.

— Nous pouvons régler ça seuls. Ils ne sont qu’une poignée de militaires et quelques civils. Ils auront à peine le temps de tirer une salve que nous serons déjà sur eux.

— Mais les Westphaliens ont déjà beaucoup souffert.

— Ils ont été trop confiants et ce sont des maladroits. Ne perdons plus de temps.

Sûr de la troupe sous ses ordres, le commandant regarde les alentours. Depuis un moment, pendant que les tireurs avancés font des tirs de diversion sur les canons ennemis, le gros des forces d’assaut prend position en attendant l’ordre d’avancer. De la fontaine Neuve à la porte de Los Pozos, la rue Fuencarral fourmille des vestes bleues, pantalons blancs, guêtres et shakos noirs de l’infanterie de ligne. Les soldats sont jeunes, comme d’habitude en Espagne, mais encadrés par des sous-officiers disciplinés et expérimentés. C’est peut-être ce qui explique leur calme, malgré les cadavres de leurs camarades qu’ils voient au loin, gisant sur la chaussée. Ils veulent se venger et, en se voyant si nombreux, ils ont confiance. Ils sont quand même l’infanterie de l’armée la plus puissante du monde ! Montholon, lui non plus, ne nourrit aucun doute. Dès que l’attaque aura commencé, la défense des insurgés s’effondrera comme un château de cartes.

— Allons-y, une bonne fois pour toutes.

— À vos ordres.

Sonneries de trompette, roulements de tambour : le capitaine Hiller tire son sabre, crie « Vive l’Empereur ! » et se plante au milieu de la rue, tandis que les quatre-vingt-dix soldats de sa compagnie se mettent en mouvement. En tête, les tireurs qui sautent de porte en porte, puis des files de soldats qui se collent aux façades et marchent derrière leurs officiers. Du carrefour où il se trouve, le commandant les voit progresser sur les deux bords de la rue San José tandis que crépite la fusillade et que la fumée s’étend comme un nuage au ras du sol. Par les roulements des tambours qui proviennent des environs, Montholon sait que, dans le même instant, un mouvement similaire est en action dans la rue San Pedro, près du couvent des sœurs, et que les Westphaliens, que l’expérience a rendus prudents, progressent également par la rue San Bernardo. L’idée est que ces trois attaques simultanées convergent sur l’entrée même du parc.

— Quelque chose ne va pas, dit Labédoyère, qui est resté près de Montholon.

Quoi qu’il lui en coûte, ce dernier a le même sentiment. En dépit de la pluie de balles qui s’abat sur les canons rebelles, les Espagnols ne bronchent pas. D’innombrables éclairs percent la fumée. Une explosion fait trembler les façades, et un projectile vient s’écraser contre les murs en faisant voler en éclats crépi, briques et bois. Peu après apparaissent des soldats français qui reviennent blessés, se cramponnant aux murs, ou qui titubent, soutenus par leurs camarades. L’un d’eux est le capitaine Hiller, le visage en sang, car un ricochet lui a arraché son shako et l’a blessé au front.

— Ils ne plient pas, rapporte-t-il pendant qu’il nettoie le sang qui l’aveugle et se fait panser avant de retourner, stoïque, en bon soldat de métier, dans le nuage de fumée.

En le voyant repartir, Labédoyère fronce les sourcils.

— Je crois que ça ne sera pas si facile, commente-t-il.

Montholon lui impose le silence et donne un ordre sec.

— Avancez avec votre compagnie.

Labédoyère hausse les épaules, tire son sabre, fait battre le tambour, crie « Baïonnette au canon ! » et pénètre dans le nuage de poudre derrière Hiller, suivi de cent deux soldats qui baissent la tête chaque fois que, en face, flamboie un chapelet d’éclairs.