— En avant ! Vive l’Empereur !… En avant !
Resté au carrefour, inquiet, le commandant Montholon se ronge l’ongle de l’annulaire gauche, où luit une bague en or aux armes de sa famille. Il est impossible, se dit-il, que dans une sordide et obscure affaire de rétablissement de l’ordre, un quarteron d’insurgés déguenillés résiste aux vainqueurs d’Iéna et d’Austerlitz. Mais le capitaine Labédoyère a raison. Ça ne sera pas facile.
La balle frappe Jacinto Ruiz dans le dos et ressort par la poitrine. À cinq ou six pas de là, Daoiz le voit se dresser comme si, soudain, il avait oublié quelque chose d’important. Après quoi, le lieutenant lâche son sabre, regarde avec étonnement l’orifice de sortie dans la toile déchirée de sa veste blanche, et, enfin, suffoqué par le sang qui jaillit de sa bouche, tombe d’abord sur le canon puis sur le pavé, glissant le long de l’affût.
— Occupez-vous de cet officier ! ordonne Daoiz.
Des civils prennent Ruiz et l’emportent à l’intérieur du parc, mais Daoiz n’a pas le temps de se lamenter sur la perte du lieutenant. Deux artilleurs et quatre civils qui servent les canons sont tombés sous la grêle de balles que les Français font pleuvoir sur les pièces, et plusieurs de ceux qui aident à charger et à pointer sont blessés. Chaque fois que les ennemis parviennent à se rapprocher un peu, leur tir se fait plus précis, et des essaims de plombs passent en bourdonnant pour aller frapper le métal des canons ou faire voler en éclats le bois des affûts. Pendant que Daoiz regarde autour de lui, une balle vient heurter avec un claquement métallique la lame du sabre qu’il tient toujours contre son épaule. Il constate que l’impact a creusé dans celle-ci une entaille d’un demi-pouce.
Je n’en sortirai pas vivant, se dit-il encore une fois.
Les sifflements et les claquements secs redoublent. À force de s’attendre à être touché d’un moment à l’autre, la tension des muscles rend le dos et le torse de Daoiz douloureux. Un autre artilleur affecté au canon du lieutenant Arango, Sébastian Blanco, vingt-huit ans, porte les mains à sa tête et s’effondre avec un gémissement.
— D’autres hommes à cette pièce… Ne la dégarnissez pas !
Satisfait, Daoiz observe que, même en se battant ainsi exposés en plein milieu de la rue, les canons sont manœuvrés avec régularité et de façon relativement efficace, et que leurs tirs rasants imposent le respect aux Français, en s’unissant au feu impitoyable qui vient du mur et des fenêtres supérieures du parc, où le capitaine Goicoechea et ses Volontaires de l’État font leur travail. Des maisons d’en face et du verger de Las Maravillas, les civils, qui gardent le moral, tirent également ou alertent sur les mouvements de l’ennemi. Daoiz voit l’un d’eux quitter son abri, courir vingt pas sous le feu pour fouiller les poches d’un Français mort près du porche du couvent et, après l’avoir détroussé, revenir sans une égratignure.
— Il y a des gabachos qui se rassemblent là-bas ! Ils vont charger à la baïonnette !
— Apportez de la mitraille !… Il faut tirer à mitraille !
Les sacs chargés de balles ou de morceaux de métal sont épuisés depuis longtemps. Quelqu’un apporte une boîte pleine de pierres à fusil.
— C’est tout ce qu’il y a, mon capitaine.
— Il en reste d’autres ?
— Une seule.
— C’est toujours mieux que rien… Chargez la pièce !
Joignant ses efforts à ceux des servants, Daoiz aide à pointer le canon sur la rue San Bernardo. Une balle claque tout près de sa main droite, métal contre métal, et s’écrase à terre, aplatie, de la taille d’une pièce de monnaie. Le capitaine est aidé par l’artilleur Pascual Iglesias, et un homme du peuple de vingt-sept ans, grand et fort, un vrai ruffian, nommé Antonio Gómez Mosquera. Comme les roues de l’affût butent contre les décombres de la rue, Ramona García Sánchez, qui continue d’apporter du parc des cartouches ou de l’eau pour rafraîchir canons et artilleurs, aide aussi à pousser.
— C’est pas le moment de flancher, messieurs les soldats, blague-t-elle, en ahanant, dents serrées, une épaule contre les rayons d’une roue.
Dans l’effort, la résille qui maintient ses cheveux s’est défaite, et ceux-ci tombent en vagues sur ses épaules.
— Olé ! Voyez cette courageuse ! lance galamment Gómez Mosquera en jetant un regard sur le corsage légèrement entrouvert de la fille.
— Parle moins et vise mieux, mon joli… J’ai envie d’un éventail en plumes de gabacho pour aller le dimanche aux arènes.
— C’est comme si c’était fait, ma belle.
Dès que le canon est en position, l’artilleur Iglesias enfonce l’épinglette dans la lumière, passe un écouvillon dans le tube et lève la main.
— Prêt !
— Feu, ordonne Daoiz, pendant que tous s’écartent.
C’est Gómez Mosquera qui applique le boutefeu fumant. Une violente secousse fait reculer le canon, et celui-ci expédie une volée de pierres à fusil transformées en mitraille sur les Français qui se pressent à cinquante pas. Soulagé, Daoiz voit la masse des ennemis se décomposer : des soldats tombent, d’autres courent, et cet endroit de la rue se vide. Du mur de clôture et des balcons voisins, les tireurs applaudissent. Ramona García Sánchez, après s’être essuyé le nez du dos de la main, complimente joyeusement le capitaine.
— Vive messieurs les officiers ! On peut être petit mais quand même joli garçon ! Et vive leurs mères, qui nous les ont donnés !
— Merci. Mais allez-vous-en, ils vont tirer à leur tour.
— M’en aller ?… Même les Maures de Murat ne me délogeront pas d’ici, ni leur impératrice Agrippine, ni leur freluquet de Nabuléon Malaparte… Je ne marche que pour le roi Ferdinand.
— Je vous dis de vous en aller, insiste Daoiz avec raideur. C’est trop dangereux de rester à découvert.
La figure salie par la fumée de la poudre, la fille se noue un foulard autour de la tête pour rassembler ses cheveux et esquisse un sourire. Daoiz observe que la sueur met des taches sombres à sa chemise et ses aisselles.
— Tant que vous resterez ici, mon général, Ramona García ne vous lâchera pas… Comme dit une cousine à moi qui n’est pas mariée, un homme, ça se suit jusqu’à l’autel, et un homme courageux jusqu’à la fin du monde.
— Elle dit vraiment ça, votre cousine ?
— Juré craché, cœur de ma vie.
Et, en remettant un peu d’ordre dans sa mise devant les sourires fatigués des artilleurs et des civils, Ramona García Sánchez chante à voix basse au capitaine deux ou trois mesures d’une copia.
L’ultime affrontement dans le centre de Madrid a lieu sur la Plaza Mayor, où se sont retirés les derniers groupes qui disputent encore la rue aux Français. S’abritant sous les arcades, les porches et dans les ruelles voisines, leurs munitions épuisées, avec pour seules armes des sabres, des navajas et des couteaux, une poignée d’hommes livrent un combat sans espoir, meurent ou sont faits prisonniers. Le boulanger Antonio Maseda, acculé par un détachement de l’infanterie française, refuse de lâcher la vieille épée rouillée qu’il tient à la main et est criblé de coups de baïonnettes sous le portique de Pañeros. Le mendiant Francisco Calderón subit le même sort, abattu d’une balle en essayant de s’échapper par le passage de l’Infierno.
— On n’a plus rien à faire ici !… Filons, et que chacun se débrouille comme il peut !
Une détonation finale, et tous se mettent à courir. Dans l’embouchure de la rue Nueva, les détenus de la Prison royale ont tiré leur dernier coup de canon contre les grenadiers français qui débouchent de la rue de la Platería. Après quoi, toujours sur les conseils du Galicien Souto, ils rendent la pièce inutilisable en l’enclouant et se dispersent dans les rues proches. Un coup de feu abat le détenu Domingo Palén, qui est ramassé, encore en vie, par ses camarades. Dans leur fuite, juste au moment où ils se mettent à courir aveuglément dans la rue de l’Amargura, le charbonnier asturien Domingo Girón, les détenus Souto, Francisco Xavier Cayón et Francisco Fernández Pico, tombent sur six cavaliers polonais qui leur crient de se rendre. Ils sont sur le point d’obéir, quand, d’un balcon, intervient la jeune Felipa Vicálvaro Sáez, âgée de quinze ans, en lançant des pots de fleurs sur les Polonais, dont l’un tombe de cheval. Un coup de feu retentit, la fille s’effondre, transpercée par une balle, et les détenus en profitent pour faire face, couteaux à la main.