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Moratín, l’auteur de théâtre, n’est pas le seul qui se méfie du peuple et de ses passions. À la même heure, dans la salle des conseils de la Junte de Gouvernement qui donne sur l’esplanade du Palais, les hommes éminents chargés du bien-être de la nation espagnole en l’absence du roi Ferdinand VII, retenu à Bayonne par l’empereur Napoléon, continuent à discuter, abattus et désorientés, les traces d’une nuit blanche lisibles sur leurs visages aux yeux cernés, leurs habits froissés, leurs barbes qui réclament le rasoir. Seul l’infant don Antonio, président de la Junte, frère de l’ancien roi Charles IV et oncle du jeune Ferdinand VII, a usé du privilège que lui confère son sang royal pour aller dormir un peu, après la dernière entrevue avec l’ambassadeur de France, M. Laforest, et n’a pas réapparu. Les autres restent là, en tenant le coup comme ils peuvent, affalés sur les sofas et dans les fauteuils sous les lustres imposants, ou coudes posés sur la grande table couverte de tasses à café sales et de cendriers débordant de gros mégots de cigares, les poings sur les tempes.

— L’affaire d’hier a dépassé les bornes, messieurs, résume le comte de Casa Valencia, secrétaire de la Junte. Siffler Murat était déjà une insolence ; mais l’appeler ouvertement « tête de lard » et lui lancer ensuite des pierres jusqu’à ce que son cheval se cabre au milieu des huées générales, ça, il ne nous le pardonnera jamais… Et comme si ce n’était pas suffisant, la foule a acclamé ensuite l’infant don Antonio qui passait en voiture au même endroit… Le bas peuple va finir par tous nous passer la corde au cou.

— Détestable métaphore, fait remarquer Francisco Gil de Lemus, ministre de la Marine, entre deux bâillements. Je veux dire : celle de la corde au cou.

— Eh bien, appelez ça comme vous voudrez.

Outre Casa Valencia et Gil de Lemus, qui représente le peu de Flotte espagnole qui reste après Trafalgar, se trouvent entre autres dans la salle don Antonio Arias Mon, ancien gouverneur du Conseil ; Miguel José de Azanza, ministre des Finances inexistantes de l’Espagne ; Sébastian Piñuela, pour une Justice dont les Français se moquent et en laquelle les Espagnols ne croient pas ; le général Gonzalo O’Farril, falot représentant d’une armée en proie à la confusion, impuissante et irritée par l’invasion étrangère. Durant la nuit entière, avec les dignitaires des Conseils et des tribunaux suprêmes, tous ont discuté jusqu’à s’abîmer la voix, car ils ont sur la table l’ultimatum de Murat que l’incident de la veille a mis hors de lui : s’il n’obtient pas la collaboration de la Junte, dit-il, il en prendra lui-même le commandement, car il a les forces suffisantes pour traiter l’Espagne en pays conquis.

— Ce n’est pas toujours le nombre qui l’emporte, suggérait, au petit matin, le procureur Manuel Torres Cónsul. Souvenez-vous qu’Alexandre mit trois cent mille Perses en déroute avec vingt mille Macédoniens. Vous connaissez l’adage : Audaces fortuna juvat, et tout le reste.

À ce sursaut patriotique de Torres Cónsul, d’une énergie insolite à une telle heure, plusieurs conseillers qui somnolaient sur leurs sièges ont relevé la tête. Surtout ceux qui comprennent le latin.

— Oui, bien entendu, a répondu le gouverneur du Conseil, Arias Mon, résumant le sentiment général. Et lequel d’entre nous est Alexandre ?

Tous se sont tournés vers le ministre de la Guerre, qui, indifférent à tout, comme s’il n’entendait pas la conversation, allumait un cigare de Cuba.

— Qu’en pensez-vous, O’Farril ?

— Je pense que ce cigare tire affreusement mal.

Voilà où ils en sont, maintenant que le jour est levé. Apeurés, indécis – depuis longtemps, ils signent leurs timides arrêtés et décrets « au nom du roi », sans spécifier s’il s’agit de Charles IV ou de Ferdinand VII –, les membres de la Junte sont paralysés par l’absence d’informations. Les courriers de Bayonne ne sont pas arrivés, et les ministres et conseillers n’ont pas d’instructions du jeune monarque, dont ils ignorent s’il reste là-bas de son plein gré ou retenu prisonnier par l’Empereur. Mais un point est clair : l’ombre du changement de dynastie plane sur l’Espagne. Le peuple offensé rugit, et les troupes de l’Empire se renforcent et redoublent d’arrogance. Après s’être emparé de la famille royale et de Godoy, Murat prétend agir de même – et, en cet instant précis, la chose est en cours d’exécution – avec la reine veuve d’Étrurie et l’infant don Francisco de Paula, âgé seulement de quatorze ans. La reine d’Étrurie est une amie de la France, et elle part de bon cœur ; mais pour le petit infant, c’est une autre affaire. Quoi qu’il en soit, après avoir résisté avec une certaine décence à ce dernier diktat, la Junte a dû s’incliner devant Murat en acceptant l’inévitable. Avec les troupes espagnoles éloignées de la capitale, la maigre garnison enfermée dans ses casernes et sans moyens, la seule force qui peut faire barrage à de tels desseins est un soulèvement populaire. Mais, de l’avis de ceux qui sont réunis ici, cela justifierait la brutalité française en donnant au lieutenant de Napoléon un prétexte pour écraser Madrid par une facile victoire, en le mettant à sac et en le réduisant en esclavage.

— La seule solution est d’être patients, déclare finalement, prudent comme toujours, le général O’Farril. Nous ne pouvons rien faire d’autre que calmer les esprits, nous prémunir contre l’impatience du peuple et la contenir, au besoin avec nos propres forces.

En entendant cela, le ministre de la Marine, Gil de Lemus, se redresse dans son fauteuil.

— De quoi parlez-vous ?

— De nos troupes, monsieur. Je ne sais si je suis assez clair.

— Vous ne l’êtes que trop, je le crains.

Plusieurs conseillers se regardent d’un air entendu. Gonzalo O’Farril s’entend à merveille avec les Français – ce n’est pas un hasard s’il est ministre de la Guerre au moment où celle-ci menace –, un point que l’Histoire confirmera, au vu de son comportement dans la journée qui commence et de son ralliement ultérieur au roi Joseph Bonaparte. Peu nombreux, parmi les membres de la Junte, sont ceux qui partagent ses idées. Mais compte tenu de la situation, presque tous s’abstiennent de commentaires. Seul Gil de Lemus s’obstine et revient à la charge.

— Il ne nous manquait plus que ça, messieurs : faire la sale besogne pour les Français.

— Si ce sont eux qui la font, elle sera encore plus sale, rétorque O’Farril. Et sanglante.

— Et avec quelles forces comptez-vous contenir le peuple de Madrid ?… Ce sera encore une chance si les soldats ne s’unissent pas à la populace.

Le ministre de la Guerre lève un doigt doctoral, qu’il glisse dans un anneau de fumée havanaise.

— Soyez rassurés, je réponds de tout. Je vous rappelle que les troupes sont consignées dans leurs casernes avec des ordres stricts. Et sans munitions, comme vous le savez.

— Dans ce cas, comment comptez-vous faire pour qu’elles contiennent le peuple ? s’informe, narquois, Gil de Lemus. En lui donnant des gifles ?

Un silence gêné succède aux paroles du ministre de la Marine. Malgré les arrêtés publiés par la Junte et par le duc de Berg fixant l’heure de fermeture des tavernes, malgré les rondes de surveillance et la mise en cause de la responsabilité des patrons et des pères de famille dont les employés, les enfants et les domestiques molesteraient les Français, les incidents n’ont pas manqué au cours des six semaines qui se sont écoulées depuis le jour de l’arrivée de Murat à Madrid : dès le lendemain, le 24 mars, trois soldats français blessés étaient admis l’Hôpital général, mis à mal par des habitants à cause de leur arrogance et de leurs abus, lesquels ont vite dégénéré en vols, exactions diverses, viols, profanations d’églises, sans oublier le fameux assassinat du commerçant Manuel Vidal dans la rue du Candil par le général prince de Salm-Isembourg et deux de ses aides de camp. En réponse, la lutte sourde des navajas contre les baïonnettes s’avère impossible à arrêter : tavernes, quartiers populaires et maisons de prostitution fréquentés par les soldats français, avec leur dangereux mélange de femmes, de ruffians, d’eau-de-vie et de coups de couteaux, sont devenus des foyers d’affrontements ; mais des endroits respectables de la capitale, eux aussi, se réveillent avec des Français égorgés pour avoir outragé la fille, la sœur, la nièce ou la petite-fille d’un habitant. Sans oublier les présumés déserteurs, déclarés comme tels par l’état-major impérial, en réalité disparus au fond d’un puits ou discrètement enterrés dans une cour ou une cave. Le registre de l’Hôpital général, pour ne pas compter les autres établissements de la ville, suffit à donner un état de la situation : le 25 mars, on y relève le cas d’un mamelouk de la Garde impériale, blessé, d’un artilleur de la Garde, mort, et d’un soldat du bataillon de Westphalie, décédé peu après son admission. Les jours suivants, deux Français agressés et trois morts, l’un d’eux par balle. Et entre le 29 mars et le 4 avril, y est consignée la mort de trois soldats de la Garde, d’un soldat du bataillon d’Irlande, de deux grenadiers et d’un artilleur. Depuis, le nombre des militaires impériaux amenés blessés ou morts à l’Hôpital général se monte à quarante-cinq, et, pour tout Madrid, à cent soixante-quatorze. Les victimes espagnoles ne manquent pas non plus. La commission militaire franco-espagnole chargée de contrôler ces incidents comprend, outre le général Sexti, le général de division Emmanuel Grouchy ; mais Sexti a tendance à s’effacer devant son collègue français, avec ce résultat que presque tous les conflits provoqués par des Français demeurent impunis. En revanche, dans des affaires comme celle du curé de Carabanchel, don Andrés López, qui, il y a quatre jours, a tué d’une balle un capitaine français nommé Michel Moté, non seulement la Justice est rigoureuse, mais les soldats impériaux l’exercent eux-mêmes, en pillant, comme en cette occasion, la demeure du prêtre homicide et en maltraitant les domestiques et les voisins.