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— Salauds de Gabachos !On va vous foutre vos sabres dans le cul !

Dans la mêlée, ils tuent le cavalier démonté, et les autres tournent casaque tandis que les quatre hommes traversent la Calle Mayor en courant. D’autres Polonais arrivent au galop, d’autres coups de feu sont tirés, et le charbonnier Girón s’écroule, mort, au coin de la rue Bordadores. Quelques pas plus loin, dans la rue de Las Aguas, Fernández Pico a un genou éclaté par une balle et tombe.

— Ne me laissez pas là !… Au secours !

Les sabots des cavaliers résonnent tout près. Ni Souto ni Cayón ne prennent le temps de regarder derrière eux. Le blessé tente de ramper jusqu’à l’abri d’un porche, mais un Polonais arrête net son cheval devant lui, se penche, et, sans mettre pied à terre, l’achève posément avec son sabre. Ainsi finit Francisco Fernández Pico, âgé de dix-huit ans, domicilié rue de la Paloma et berger de profession. Il était en prison pour avoir poignardé un tavernier qui avait mis de l’eau dans son vin.

Les hasards de l’ultime résistance sur la Plaza Mayor ont réuni dans le même groupe, près de la voûte de la rue Cuchilleros, Teodoro Arroyo, qui habite sur l’escalier des Animas, le courrier des Postes Pedro Linares – survivant de plusieurs escarmouches –, les Gardes wallonnes Monsak, Franzmann et Weller, le Napolitain Bartolomé Pechirelli, l’invalide de la 3e compagnie Felipe García Sánchez et son fils le cordonnier Pablo García Vélez, les employés d’ambassade à la retraite Nicolás Canal et Miguel Gómez Morales, le tailleur Antonio Gálvez et ce qui reste de la bande formée par l’orfèvre de la rue Atocha Julián Tejedor de la Torre, son ami le bourrelier Lorenzo Domínguez et divers commis et apprentis. En tout dix-sept hommes, qui se sont réfugiés sous la voûte qui donne accès à la place, et leur nombre attire l’attention d’un peloton ennemi en train de récupérer le canon abandonné. Comme ils ne peuvent atteindre les Espagnols avec leurs fusils, car ceux-ci se protègent sous les porches et derrière les épais piliers des arcades, les Français chargent à la baïonnette, ce qui donne lieu à un corps à corps sans merci. Plusieurs soldats français tombent, et aussi Teodoro Arroyo, l’aine ouverte d’un coup de baïonnette, tandis que le courrier des Postes Pedro Linares, qui a roulé à terre étroitement enlacé à un sergent français, l’accable de coups de couteau avant d’être tué par plusieurs ennemis.

— Paul !… Sauve-toi, Paul !

Le cri lancé par le soldat de la Garde wallonne Franz Weller à son camarade Monsak arrive trop tard car, déjà, celui-ci est tombé, les poumons transpercés, étouffé par le sang qui lui monte à la bouche. Hors d’eux, Weller et Gregor Franzmann se jettent sur les Français en se servant des baïonnettes fixées sur leurs fusils contre les lames acérées des ennemis. C’est une mêlée où l’on se bat à coups de crosses et à l’arme blanche. Des deux côtés, on hurle pour se donner du courage et terrifier l’ennemi, d’autres hommes tombent, aspergeant tout de leur sang. Les insurgés tiennent bon et les Français reculent.

— En avant ! crie Pablo García Vélez. Ils battent en retraite !… Tuons-les tous !

Weller et Franzmann, qui ont reçu des blessures légères – le premier a l’arcade sourcilière ouverte, le second, une entaille de baïonnette à l’épaule –, savent qu’appliquer le mot « retraite » à l’ennemi est une chimère ; aussi, après avoir échangé un bref regard d’intelligence, ils jettent leurs fusils et se précipitent sous les arcades en esquivant comme ils le peuvent le feu de mousqueterie qui vient de l’autre côté. Ils arrivent de la sorte sur la petite place de la Provincia, où ils butent sur des soldats français. À leur surprise, ceux-ci, en les voyant seuls, en uniforme et sans armes, ne se montrent pas hostiles. Ils échangent avec eux quelques mots en français et en allemand, et les aident même à panser leurs blessures quand les Gardes wallonnes leur racontent qu’ils les ont reçues en tentant de s’interposer entre les combattants.

— Ces Espagnols, vous savez… affirme Franzmann. De vrais animaux, tous. Jawohl !

Après quoi, les Français indiquent aux deux camarades le meilleur chemin à suivre pour ne pas faire de mauvaises rencontres, et ceux-ci descendent la rue Atocha pour aller se faire soigner à l’Hôpital général. Quelques heures plus tard, sans autres incidents, le Hongrois et l’Alsacien seront de retour dans leur caserne. Et là, alors qu’ils s’attendaient à un sévère châtiment pour désertion, ils s’apercevront à leur grand soulagement que, dans la confusion qui y règne, personne n’a remarqué leur absence.

Le tailleur Antonio Gálvez n’a pas la chance des Gardes wallonnes Franzmann et Weller, quand il tente de s’échapper, après s’être séparé du groupe dans la mêlée de la voûte de la rue Cuchilleros. Pendant qu’il court de la rue Nueva à la petite place San Miguel, une volée de mitraille balaye l’espace, fait voler les pavés en éclats, atteint Gálvez aux jambes et l’étend sur la chaussée. Il parvient à se relever et se remet à courir en trébuchant lourdement, tandis que les voisins qui sont aux balcons lui prodiguent leurs encouragements ; mais il ne fait que quelques pas avant de s’écrouler de nouveau. Il est toujours en train de ramper quand les soldats le rattrapent, tirent sur les balcons pour en faire fuir les habitants et écrasent sans pitié le corps avec leurs crosses. Laissé pour mort, réanimé plus tard grâce au geste charitable de deux femmes qui sortent le relever et le portent dans une maison proche, Antonio Gálvez demeurera invalide pour le reste de ses jours.

Non loin de là, après s’être échappé de la Plaza Mayor, le cordonnier Pablo García Vélez, âgé de vingt ans, cherche son père. Lorsque la seconde charge française à la baïonnette s’est vue soutenue par des cuirassiers venus de la rue Impérial, et que le reste du groupe de la voûte de la rue Cuchilleros a été dispersé sous une avalanche de coups de sabres, García Vélez et son père – le Murcien de quarante-deux ans Felipe García Sánchez – ont été séparés, chacun essayant de se sauver comme il le pouvait. Maintenant, sa navaja passée dans sa large ceinture et une entaille au cuir chevelu saignant un peu, épuisé par le combat et les galopades qu’il a dû fournir, les Français à ses trousses, le cordonnier parcourt prudemment les alentours, avançant de porche en porche, inquiet du sort de son père ; il ignore qu’à cette heure, après avoir fui vers les environs de la rue Preciados, Felipe García Sánchez gît sur le pavé avec deux balles dans le dos.

— Faites attention, monsieur !… Il y a des Français aux Conseils !

García Sánchez sursaute et se retourne. Assise sur les marches de bois, dans la pénombre de l’entrée où il vient de se réfugier, se tient une jeune fille de seize ou dix-sept ans.

— Remonte chez toi, ma fille. Ce qui se passe dehors n’est pas fait pour toi.