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— Que Dieu vous bénisse tous !… Vive l’Espagne !

Bénis ou pas bénis, pense amèrement Luis Daoiz, il n’empêche que les défenseurs du parc se font tirer comme des lapins. Il le dit – discrètement, entre ses dents – au capitaine Velarde quand celui-ci vient voir comment les choses se passent dehors.

— Nous avons mis ces malheureux dans un fichu pétrin, Pedro.

Velarde, qui arbore toujours son visage d’halluciné, le regarde comme s’il tombait de la lune.

— Il suffit d’attendre encore un peu, dit-il en rajustant l’épaulette tranchée d’un coup de sabre. Les camarades ne peuvent pas nous laisser comme ça.

— Les camarades ? Quels camarades ? – Daoiz baisse encore la voix. – Ils sont tous planqués dans leurs casernes… Et si jamais on se tire de ce guêpier, ce qui nous attend, toi et moi, c’est le poteau d’exécution. Quelle que soit l’issue, on est frits.

Des balles françaises passent en bourdonnant, tout près d’eux. Après avoir observé calmement les deux extrémités de la rue, Velarde se rapproche un peu de son ami.

— Ils viendront, murmure-t-il d’un ton confidentiel. Je te l’assure.

— Tu parles qu’ils vont venir !

Velarde retourne à l’intérieur du parc, et Luis Daoiz inspecte de nouveau les alentours, bourré de remords en sentant les regards confiants rivés sur lui ; son uniforme et son attitude continuent de rassurer les combattants. De toute manière, conclut-il, impossible de revenir en arrière. La fatigue, les pertes nombreuses, la pression des Français commencent à faire leur effet. Daoiz ne veut pas penser à ce qui arrivera si les Français, qui connaissent quand même bien leur métier, en arrivent au corps à corps dans une charge à la baïonnette. Et cela, en supposant qu’il restera des hommes pour les recevoir. Le rassemblement des combattants autour des trois pièces d’artillerie attire la plus grande part du feu nourri de l’ennemi, dont les tireurs se font de plus en plus précis. Une autre balle claque contre la culasse d’un canon, et le ricochet, qui passe à quelques pouces du capitaine, atteint à la gorge l’artilleur Pascual Iglesias, qui s’écroule, le refouloir à la main, en vomissant du sang comme un taureau sous l’estocade. Daoiz appelle, pour que l’on vienne remplacer le blessé, mais aucun des artilleurs postés à l’entrée du parc ne se risque à venir prendre la relève. C’est un soldat des Volontaires de l’État qui le fait, Manuel García, un vétéran dont le visage aquilin et tanné par les ans est encadré par d’épais favoris.

— Ne restez pas groupés autour des canons ! crie Daoiz. Dispersez-vous un peu !… Abritez-vous !

Peine perdue, constate-t-il. Les civils qui ne sont pas encore découragés et ne fléchissent pas ignorent les rudiments de la tactique militaire, et leur courage même les pousse à s’exposer exagérément. Une autre salve française met fin à la vie du voisin du quartier Vicente Fernández de Herosa, atteint en transportant des cartouches pour les fusils, et à celle du garçon boulanger Amaro Otero Méndez, vingt-quatre ans, que sa patronne, Cándida Escribano – qui observe le combat cachée derrière les volets de sa boulangerie –, voit tomber, frappé par deux balles, après s’être battu en compagnie de ses camarades Guillermo Degrenon Dérber, trente ans, Pedro del Valle Prieto, dix-huit ans, et Antonio Vigo Fernández, vingt-deux ans. Soulevant le blessé, les trois boulangers le portent jusqu’au couvent, sans pouvoir éviter qu’en chemin – son sang inonde leurs bras – il meure, exsangue. À leur retour, à peine ont-ils mis les pieds sur le pavé qu’une nouvelle salve française blesse gravement Guillermo Degrenon à la tête, atteint Antonio Vigo à la poitrine et tue net Pedro del Valle. En dix minutes seulement, la boulangerie de la rue San José perd ses quatre commis.

Charles Tristan de Montholon, commandant faisant fonction de colonel du 4e régiment provisoire de l’infanterie impériale, vérifie que sa veste est boutonnée réglementairement, ajuste bien son bicorne et tire son sabre. Il n’en peut plus de voir tomber ses soldats les uns après les autres. Aussi, après avoir reçu les rapports des capitaines qui commandent les compagnies et les mauvaises nouvelles des Westphaliens qui sont toujours bloqués au coin des rues San José et San Bernardo, a-t-il décidé d’employer les grands moyens. L’attaque simultanée par les trois rues ne progresse pas, et les messages du quartier général sont de plus irrités et pressants. « Finissez-en », ordonne, laconique, le dernier, qui porte la signature personnelle de Joachim Murat. Et donc, décidant un repli tactique, Montholon n’a laissé en première ligne que les Westphaliens et un détachement de tireurs sur les terrasses et les toits. Le reste de ses forces sera concentré sur un seul point.

— Nous irons en colonne serrée, a-t-il dit à ses officiers. En partant de la fontaine Neuve, nous avancerons dans la rue San José jusqu’à l’entrée même du parc. Baïonnette au canon et sans nous arrêter… Je marcherai en tête.

Les officiers finissent de disposer leurs hommes et prennent leurs places respectives. Montholon s’assure que la colonne impériale forme une masse compacte, hérissée de huit cents baïonnettes, qui occupe toute la rue, et que les jeunes soldats, en se voyant encadrés par leurs camarades, ont repris confiance. Pour ouvrir la marche, il a choisi les meilleurs grenadiers du régiment. L’attaque en colonne serrée est d’ailleurs une spécialité redoutable de l’armée impériale. Les champs de bataille de toute l’Europe attestent qu’il est difficile de résister à la pression d’une telle colonne française, formation qui expose plus durement les hommes durant sa progression, mais qui, dirigée par de bons officiers et composée de troupes entraînées, permet de porter jusqu’aux rangs ennemis, à la manière d’un bélier, une masse compacte et disciplinée, avec une remarquable cohésion et une grande puissance de feu. Des dizaines de batailles ont été gagnées ainsi.

— Vive l’Empereur !

Le trompette lance la sonnerie de rigueur, et, immédiatement, les tambours se mettent à battre.

— En avant !… En avant !…

Bleue, solide, impressionnante par son ampleur et l’éclat des baïonnettes, la colonne pénètre au pas cadencé dans la rue San José. Montholon marche en tête, le plus exposé de tous, avec l’étrange sensation d’irréalité que lui donne toujours le début du combat : les mouvements mécaniques, l’entraînement et la discipline remplacent la volonté et les sentiments. Ils permettent, en outre, de reléguer dans le coin le plus obscur de son esprit l’appréhension de recevoir une balle.

— En avant ! Pas de gymnastique !

Le rythme des bottes se fait plus rapide et résonne maintenant dans toute la rue. Montholon entend dans son dos la respiration entrecoupée des hommes qui le suivent et, devant lui, les tirs de ceux qui protègent leur marche. Tout en avançant, le jeune commandant ne perd pas un détail : les soldats morts, le sang, les impacts de mitraille et de balles sur les façades, les vitres brisées, le mur de Monteleón, le couvent de Las Maravillas au-delà du croisement avec la rue San Andrés, l’entrée du parc un peu plus loin, avec les canons et les servants qui s’agitent autour. Un canon fait feu, et le boulet, qui passe trop haut, arrache le bord d’un toit en répandant sur la colonne française une pluie de briques, de plâtre et de tuiles pulvérisés. Puis, du mur et de l’entrée, arrive une fusillade nourrie.

— Pressez le pas !

Les Espagnols ne disposent pas de mitraille, constate, soulagé, le commandant français. En se tournant à demi, il jette un regard derrière lui et s’assure que, malgré les tirs qui font tomber plusieurs hommes, la colonne poursuit imperturbablement sa marche.