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Daoiz le regarde comme s’il avait parlé chinois.

— Les vôtres ?

— Je parle du capitaine Goicoechea et des Volontaires de l’État… Ils ne sont pas venus pour se battre. Le colonel a beaucoup insisté sur ce point.

— Non.

— Pardon ?

— Vous ne les emmènerez pas.

Le ton de Daoiz est sec et distant, le regard absent, comme si, soudain, cette situation lui était indifférente et qu’il était loin de tout cela. Ils ont perdu la raison, décide Álvarez, consterné de faire cette constatation. Voilà la vérité, et personne ne l’avait prévue : Velarde avec son exaltation lunatique et cet autre avec sa froideur inhumaine sont fous à lier. Un moment, se laissant porter par l’automatisme de son grade et de son métier, Álvarez envisage la possibilité de s’adresser directement aux soldats qui relèvent de son régiment et de leur ordonner de le suivre loin d’ici. Cela affaiblirait la position de ces visionnaires et les inclinerait peut-être à accepter la reddition sans conditions. Mais, comme s’il avait compris sa pensée, Daoiz se penche un peu vers lui, sans se départir de sa courtoisie, avec toujours le même étrange sourire.

— Si vous tentez de faire déserter ces hommes, lui dit-il à voix basse sur le ton de la confidence, je vous conduis à l’intérieur et je vous tire une balle.

Francisco Huertas de Vallejo assiste aux pourparlers entre officiers français et espagnols parmi les civils rassemblés autour des canons. Le jeune volontaire se trouve là avec don Curro et l’ouvrier typographe Gómez Pastrana, appuyé sur le canon de son fusil, debout, mains croisées sur son embouchure. Il n’entend pas tout ce qui se dit, mais l’attitude des chefs lui semble claire, que ce soit celle du capitaine Velarde qui crie plus fort que tous, ou celle des autres. Dans son esprit, le jeune volontaire à bon espoir qu’ils arrivent à un accord honorable. Une heure et demie de combats est suffisante pour modifier certains points de vue. Il n’avait jamais imaginé que défendre la patrie consisterait à mordre des cartouches recroquevillé derrière des matelas roulés sur un balcon, ou à détaler follement comme un lièvre en sautant des murs avec les Français sur les talons. Entre ça et les images coloriées représentant des exploits militaires héroïques, il y a un abîme. Il n’avait jamais imaginé non plus les flaques de sang coagulé sur le sol, les cervelles répandues, les corps inertes et mutilés, les appels effroyables des blessés et la puanteur de leurs tripes ouvertes. Ni la satisfaction féroce de rester vivant là où d’autres ne le sont plus. Vivant et entier, avec un cœur qui bat, deux jambes et deux bras à leur place. Maintenant, la courte trêve lui permet de réfléchir, et la conclusion est si simple qu’elle lui fait presque honte : il voudrait que tout s’arrête et qu’il puisse rentrer chez son oncle. Cette pensée en tête, il observe autour de lui, à la recherche d’un sentiment semblable sur les visages proches ; mais il ne trouve – ou en tout cas ne croit voir – que décision, fermeté et mépris pour les Français. Du coup, il se redresse et durcit ses traits, de peur que ceux-ci ne le trahissent. Et donc, comme tous les autres, le jeune homme s’efforce de regarder avec dégoût la colonne des ennemis qui attendent à quelques pas de là, même si beaucoup d’entre eux sont aussi imberbes que lui. Vus de près, ils sont moins impressionnants, conclut-il, en dépit de leur masse disciplinée et menaçante, avec leurs brillants uniformes bleus, leurs buffleteries blanches et leurs fusils à l’épaule, crosse en l’air ; bien différents des Espagnols, loqueteux, sombres et silencieux, qu’il a devant lui.

— Ça ne va pas, murmure don Curro.

Le capitaine Daoiz est en train de dire quelque chose en aparté au capitaine des Volontaires de l’État qui est venu avec le drapeau blanc et qui ne semble guère satisfait de ce qu’il entend. Francisco Huertas les voit dialoguer, et il voit aussi l’interprète qui est à côté du commandant français s’approcher un peu, pour entendre ce qu’ils se disent. À ce moment, un homme du peuple qui se tient appuyé à un canon – le jeune Huertas saura plus tard qu’il s’appelle Antonio Gómez Mosquera – écarte le Français en le poussant violemment, et celui-ci tombe sur le dos.

— Eh merde ! crie l’homme. Vive Ferdinand VII !

Ce qui se passe ensuite, inattendu et brutal, est très rapide. Sans l’ordre de personne, délibérément ou par maladresse, un artilleur qui tient à la main un boutefeu allumé, enflamme la mèche de sa pièce. Un coup de tonnerre ébranle la rue, tous sursautent, l’affût recule avec le départ du boulet, et celui-ci passe en tir rasant tout près du commandant ennemi et de ses officiers, et ouvre une brèche sanglante dans la colonne française, immobile et sans défense. Tout le monde crie en même temps, les officiers espagnols en pleine confusion, les Français épouvantés, et aux cris se mêlent les plaintes des blessés de l’armée impériale qui se tordent par terre dans leurs propres débris, l’horreur des membres mutilés, les hurlements de panique de la colonne qui se débande et court se mettre à l’abri. Après le premier moment de stupeur, Francisco Huertas, comme ses compagnons, épaule son fusil et tire, presque à bout portant, sur l’ennemi désemparé. Puis, dans le fracas de la tuerie, il voit le capitaine Daoiz clamer inutilement « Halte au feu ! », mais rien ne peut plus arrêter le massacre. Le capitaine Velarde, qui a tiré son sabre, se rue sur le commandant impérial et lui intime, ainsi qu’à ses officiers, l’ordre de se rendre. En voyant la lame luire devant ses yeux, le Français, à genoux et commotionné par la décharge du canon – le coup est passé si près que son uniforme est roussi –, lève les bras, désorienté, sans comprendre ce qui se passe ; ses officiers, le trompette et l’interprète l’imitent. Beaucoup de soldats qui formaient l’avant-garde de la colonne et qui n’ont pas eu le temps de s’enfuir par les rues San José et San Pedro font de même : ils jettent leurs fusils et demandent quartier, cernés par une meute de civils, d’artilleurs et de soldats espagnols qui, à coups de poings et de crosses, baïonnettes pointées, les poussent à l’intérieur du parc avec leurs officiers, tandis que la foule en délire chante victoire et lance des vivats pour l’Espagne, le roi Ferdinand et la Sainte Vierge ; les fenêtres, les murs et la grille du couvent fourmillent de civils et de militaires qui applaudissent et se félicitent de l’événement. Alors, Francisco Huertas qui, avec don Curro, le typographe Gómez Pastrana et les autres, crie son enthousiasme en brandissant à la pointe de son fusil le shako ensanglanté d’un Français se rend enfin compte de l’énormité de la chose. En un instant, les défenseurs de Monteleón, en plus de capturer le commandant et plusieurs officiers de la colonne ennemie, ont fait une centaine de prisonniers. C’est pourquoi il est tellement surpris de voir que le capitaine Daoiz, au lieu de participer à la joie générale, reste immobile et songeur au milieu du tumulte, le visage fermé et absent, pâle comme si la foudre venait de tomber à ses pieds.

7

À partir d’une heure de l’après-midi, un silence lugubre s’étend sur le centre de Madrid. Autour de la Puerta del Sol et de la Plaza Mayor, on n’entend plus que les tirs isolés des patrouilles ou le martèlement des bottes des détachements français qui marchent en pointant leurs fusils dans toutes les directions. L’armée impériale contrôle désormais sans rencontrer de résistance les grandes artères et les places principales, et les seuls affrontements consistent en escarmouches individuelles que livrent ceux qui tentent de s’échapper, cherchent un refuge ou frappent à des portes qui ne s’ouvrent pas. Terrifiés, retranchés derrière leurs volets, jalousies et rideaux, ou les plus audacieux tapis sous les porches ou aux fenêtres, des habitants voient les patrouilles françaises sillonner les rues avec des files de prisonniers. L’une d’elles est composée de trois hommes, mains liées, qui marchent dans la rue Los Milaneses sous la garde de fusiliers qui les rouent de coups. Un orfèvre de cette rue, Manuel Arnáez, qui, malgré les supplications de sa femme, se tient à la porte de son atelier, reconnaît parmi eux son collègue Julián Tejedor de la Torre, qui tient boutique dans la rue Atocha.