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— Julián !… Où te mènent-ils, Julián ?

Les gardes français crient à l’orfèvre de rentrer, et l’un d’eux le menace même avec son fusil. Arnáez voit Julián Tejedor se retourner pour lui montrer ses mains attachées et lever les yeux vers le ciel d’un air résigné. Il saura plus tard que Tejedor, après être sorti de chez lui pour se battre en compagnie de ses employés et de ses apprentis, a été capturé sur la Plaza Mayor en même temps qu’un des hommes qui l’avaient suivi : son ami, le bourrelier de la place Matute, Lorenzo Domínguez.

Le troisième prisonnier du groupe se nomme Manuel Antolín Ferrer, aide-jardinier de la résidence royale de La Florida, d’où il est venu la veille pour se mêler aux événements qui se préparaient. C’est un homme bâti en colosse, les mains puissantes, comme il l’a montré en se battant aux Conseils, à la Puerta del Sol et la Plaza Mayor, où il a été contusionné et pris par les Français dans l’ultime débandade. Obstiné, taciturne, sombre, il marche avec ses compagnons d’infortune, tête basse, l’œil droit blessé par un coup de crosse, sans illusions sur le sort qui l’attend. Réconforté par la satisfaction d’avoir expédié, de ses propres mains et avec sa navaja, deux soldats français.

La scène de la rue Los Milaneses se répète en d’autres lieux de la ville. Au Buen Retiro et dans les caves de la Calle Mayor, les Français continuent d’enfermer des gens. Dans ces dernières, sous les marches de San Felipe, ils sont déjà seize prisonniers, quand les Français poussent à coups de crosses le Napolitain de vingt-deux ans Bartolomé Pechirelli y Falconi, valet de l’hôtel particulier que possède le marquis de Cerralbo dans la rue Cedaceros. Il en est sorti ce matin avec d’autres domestiques pour combattre, et il vient d’être fait prisonnier au moment où il s’enfuyait après la débâcle de la dernière résistance sur la Plaza Mayor.

Près de là, place Santo Domingo, un autre détachement impérial conduit Antonio Macías de Gamazo, soixante-six ans, habitant rue Toledo, le palefrenier du Palais Juan Antonio Alises, Francisco Escobar Molina, charron, et le péon de corridas Gabriel López, capturés dans les derniers affrontements. Depuis la porte des Écuries royales, l’écuyer Lorenzo González voit venir de Santa María des grenadiers de la Garde qui escortent, entre autres, son ami l’employé d’ambassade en retraite Miguel Gómez Morales, avec qui il a assisté, quelques heures plus tôt, aux incidents de l’esplanade du Palais et qui ensuite, scandalisé par l’abomination de la fusillade française, est allé se battre dans les environs de la Plaza Mayor. En passant, mains liées, devant González, Gómez Morales l’appelle à l’aide.

— Prévenez quelqu’un, pour l’amour de Dieu ! N’importe qui… Ces sauvages vont me fusiller !

Impuissant, l’écuyer voit un caporal faire taire son ami en le frappant.

Une autre file de prisonniers suit le même chemin, dans laquelle figurent Domingo Braña Calbín, agent des tabacs de la Douane royale, et Francisco Bermúdez López, valet de chambre au Palais. Braña et Bermúdez comptent parmi les plus courageux de ceux qui ont lutté dans les rues de Madrid, et plusieurs témoins permettront plus tard de connaître leur histoire avec précision. Braña, Asturien, a quarante-quatre ans, et il a été pris au moment où il se battait à l’arme blanche avec une vaillance extrême, près de l’Hôpital général. Quant à Francisco Bermúdez, habitant de la rue San Bernardo, il est sorti au début des événements armé de sa carabine personnelle et, après avoir combattu toute la matinée là où les affrontements étaient les plus intenses – « hardiment », affirmeront les témoins dans une relation circonstanciée –, il a été fait prisonnier alors que, blessé et épuisé, entouré d’ennemis et sa carabine encore à la main, il ne pouvait plus se défendre. Antonio Sanz, portier de la salle des Alcades du Conseil de Castille, l’identifie en le voyant passer, emmené par les Français, près de la paroisse de Santa María. Peu de temps après, Juliana García, qui le connaît et vit dans la rue Nueva, l’aperçoit de son balcon, entre d’autres prisonniers, « boitant d’une blessure à la jambe et la figure brûlée par la poudre ».

D’autres ont plus de chance. C’est le cas du jeune Bartolomé Fernández Castilla qui, place de l’Ángel, sauve miraculeusement sa vie. Domestique dans la maison du marquis de Ariza, où loge le général français Grouchy, Fernández Castilla est sorti se battre dès le premier tumulte de la journée, armé d’un fusil de chasse. Il a assisté aux combats de la Puerta del Sol et, après avoir lutté dans les ruelles qui vont du cours San Jerónimo à la rue Atocha, il a été blessé par une décharge partie de la Plaza Mayor. Son groupe dispersé, il est emmené par trois compagnons d’aventure jusqu’à la maison de son maître et laissé devant le porche, où les gardes du général français prétendent l’achever avec leurs baïonnettes. Une servante l’aperçoit, appelle au secours, les autres domestiques accourent et font front commun contre les Français. Coups et horions pleuvent des deux côtés, les domestiques parviennent à faire entrer Fernández Castilla, et les esprits ne se calment qu’à l’arrivée d’un aide de camp du général Grouchy qui ordonne d’épargner le jeune homme et de le porter, prisonnier, sur une civière, au Buen Retiro. Les domestiques protestent de nouveau, refusent de le livrer, et même les cuisinières sortent pour tenir tête aux soldats impériaux. Le marquis en personne, don Vicente María Palafox, finit par intervenir et convainc les Français de respecter le blessé. Sous sa protection, le garçon restera quatre mois alité avant de guérir de ses blessures. Des années plus tard, la guerre contre Napoléon terminée, le marquis de Ariza tiendra à se présenter de sa propre initiative devant la commission adéquate pour que les autorités accordent à son domestique une pension en récompense des services rendus à la patrie.

Tandis que, place de l’Ángel, la vie de Bartolomé Fernández Castilla ne tient qu’à un fil, non loin de là, place de la Provincia, le gardien-chef de la Prison royale, Félix Ángel, entend frapper à la porte de derrière du bâtiment et va voir qui est là. Ce sont les prisonniers sortis le matin pour se battre qui arrivent, les uns après les autres. Beaucoup sont noirs de poudre, épuisés par la bataille, et aident leurs camarades à marcher ; mais tous tiennent plus ou moins debout. Ils se présentent seuls, deux par deux ou en petits groupes, à bout de souffle pour avoir tant couru afin d’échapper aux Français.

— Je n’aurais jamais pensé que je serais content de me retrouver ici, commente l’un d’eux.

Certains ont encore assez de forces pour se vanter de ce qu’ils ont fait dehors, ou pour avoir eu le temps de s’humecter le gosier à la taverne de la voûte de la rue Botoneras. Plusieurs ont leurs vêtements tachés d’un sang qui n’est pas toujours le leur et portent des armes prises à l’ennemi : sabres, fusils et pistolets qu’ils laissent à l’entrée et que, en toute hâte, le gardien-chef fait disparaître en les jetant dans le puits. Parmi eux se trouvent le Galicien Souto – affublé d’une veste d’artilleur français – et, sourire aux lèvres, Francisco Xavier Cayón, le détenu qui a rédigé la pétition demandant de les laisser sortir avec promesse de revenir en prison quand tout serait terminé.

— Ça a été dur ?

— Des fois.

Sans plus de commentaires, avec l’aplomb des malandrins, Cayón va directement à la cruche de vin que le gardien-chef garde sur la table de l’entrée, renverse la tête en arrière et s’envoie une longue goulée dans la gorge. Puis il la passe à Souto qui fait de même.