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— Beaucoup de pertes ? s’enquiert Félix Ángel.

Cayón s’essuie les lèvres du dos de la main.

— À ce que je sais, ils ont tué Pico.

— Frasquito ? Le garçon berger de La Paloma ?

— Oui. Et Domingo Palén a été emmené blessé à l’hôpital, mais je ne sais pas s’il a pu y arriver… Il me semble aussi que j’en ai vu tomber deux autres, mais je n’en suis pas sûr.

— Qui ?

— Quico Sánchez et El Gitano.

— Et ceux qui ne sont pas là ?

Le prisonnier échange un regard ironique avec son camarade Souto, puis hausse les épaules.

— Je ne sais pas. Ils ne doivent pas être loin.

— Ils ont promis de revenir.

L’autre lui fait un clin d’œil.

— Eh bien, s’ils l’ont promis, ils reviendront, non ?… Enfin, je suppose.

La supposition de Francisco Xavier Cayón se verra confirmée presque au pied de la lettre. Le dernier prisonnier frappera à la porte principale de la Prison royale le lendemain, rasé de frais et vêtu d’habits propres, après avoir tranquillement passé la nuit en famille dans sa maison du Rastro. Et le décompte définitif, remis deux jours plus tard par le gardien-chef au directeur de la prison, s’établira comme suit :

Détenus : 94

Ont refusé de sortir : 38

Sortis : 56

Morts : 1

Blessés : 1

Disparus (donnés pour morts) : 2

En fuite : 1

Sont rentrés : 51

Sur la côte de San Vicente, Joachim Murat est ivre de rage. Ses yeux de bretteur brutal lancent des étincelles sous les boucles noires et entre les épais favoris. Un aide de camp le met au courant des événements du parc d’artillerie.

— Prisonniers ?… – Murat n’arrive pas à en croire ses oreilles. – Impossible !… Combien ?

L’aide de camp avale sa salive. Lui non plus n’arrivait pas à y croire, avant d’y être allé en personne pour s’en assurer. Il vient de revenir ventre à terre, les éperons ensanglantés à force de presser son cheval.

— Ils ont pris le commandant Montholon, plusieurs officiers et environ cent soldats de sa colonne… dit-il le plus doucement possible en voyant s’empourprer le visage de son interlocuteur. Si l’on y ajoute les blessés qu’ils ont emportés à l’intérieur et le détachement de soixante-quinze hommes que nous avions dans la caserne quand elle s’est soulevée, cela fait…, enfin… environ deux cents.

Le grand-duc de Berg, les yeux injectés de sang, l’attrape par les brandebourgs brodés de sa pelisse.

— Deux cents ? Vous êtes en train de me dire que cette canaille tient en son pouvoir deux cents prisonniers français ?

— Plus ou moins, Votre Altesse.

— Les salauds !… Les fils de pute !

Emporté par la colère, Murat adresse un regard homicide aux deux dignitaires espagnols qui attendent à l’écart, chapeau bas et debout. Il s’agit du ministre de l’Intérieur, Azanza, et de celui de la Guerre, O’Farril, qu’il fait patienter depuis un bon moment. Juste avant midi, Murat a envoyé un message au Conseil de Castille pour lui demander de calmer le peuple sous peine de graves châtiments. Et les deux ministres, après avoir parcouru – inutilement et en prenant de grands risques pour leur intégrité physique – les rues voisines du Palais royal, se sont présentés devant le chef des troupes françaises pour le prier de ne pas aller trop loin dans l’accomplissement de sa vengeance.

— Ne pas aller trop loin, dites-vous !… Vous allez tous voir jusqu’où je peux aller, je vous le jure !

Sans tarder un instant, hors de lui et vociférant, Murat ordonne une série de représailles dont les moindres ne sont pas d’exécuter sur-le-champ tout Madrilène coupable de la mort d’un Français et de juger sommairement, condamnation à mort comprise, tout homme, femme ou enfant pris les armes à la main, que ce soient des armes à feu ou de simples couteaux, ciseaux ou tout instrument tranchant ou contondant. Il ordonne également l’arrestation immédiate à son domicile de tout individu suspect d’avoir participé à l’émeute et autorise les soldats impériaux à entrer dans les maisons d’où l’on aura tiré sur eux.

— Que faisons-nous des insurgés du parc d’artillerie, Votre Altesse ?

— Fusillez-les tous.

— Il faut d’abord… Enfin… Il faut que nous prenions le parc.

Violemment, Murat se tourne vers le général de division Lagrange.

— Écoutez, Lagrange. Je veux que vous vous mettiez au commandement du 6e régiment de la brigade Lefranc, qui fait mouvement de la route du Pardo par San Bernardino vers Monteleón. Et qu’avec celle-ci, soutenue par de l’artillerie et autant de forces qu’il sera nécessaire, y compris le bataillon de Westphalie et le 4e provisoire, vous en finissiez avec la résistance du parc… Vous m’entendez ?… Tuez-les tous.

Le général, un soldat solide et dur, vétéran des campagnes des Pyrénées, d’Égypte et de Prusse, claque des talons.

— À vos ordres, Votre Altesse.

— Je ne veux recevoir de vous aucune communication, aucun rapport, aucun message. Compris ?… Je ne veux rien savoir d’autre que la nouvelle de l’extermination des rebelles… Vous avez bien entendu, général ?

— Parfaitement, Votre Altesse.

— Dans ce cas, exécution !

Lagrange n’est pas encore en selle que Murat se tourne vers Augustin-Daniel Belliard, également général de division et chef de son état-major.

— Belliard !

— À vos ordres !

Le grand-duc de Berg désigne d’un geste méprisant les deux ministres espagnols qui attendent docilement d’être reçus. Quelques semaines plus tard, tous deux se mettront sans réserve au service du roi étranger Joseph Bonaparte. Pour l’instant, ils patientent sans que personne s’occupe d’eux. Même les voltigeurs et les grenadiers de l’escorte de Murat leur rient au nez.

— Occupez-vous de ces deux imbéciles. Gardez-les ici, mais hors de ma vue… J’ai trop envie de les faire fusiller, eux aussi.

Adossé à un montant déchiqueté de la porte de Monteleón, le capitaine Luis Daoiz ne se fait pas d’illusions. Depuis le désastre de la colonne française, il n’y a eu aucune attaque sérieuse, mais les tireurs ennemis maintiennent leur pression. L’encerclement est total, et les servants des canons espagnols restent le plus à couvert qu’ils le peuvent pour éviter d’être touchés. Toute personne qui traverse la rue entre l’accès au parc, le couvent de Las Maravillas et les maisons voisines doit le faire en courant, au risque de recevoir une balle. Et, comme si cela ne suffisait pas, le capitaine Goicoechea qui, avec ses Volontaires de l’État et un bon nombre de civils, se tient posté aux fenêtres supérieures du bâtiment, annonce un mouvement de canons ennemis du côté de la rue San Bernardo, à proximité de la fontaine de Matalobos. Tout indique que les Français préparent un nouvel assaut en règle et que, cette fois, ils sont bien décidés à ne pas échouer.

— Comment vois-tu la situation ? l’interroge Pedro Velarde.

Daoiz regarde son ami, qui fume une pipe. Son sabre est au fourreau et ses deux pistolets passés dans son ceinturon. Avec plusieurs boutons de sa veste arrachés, son épaulette coupée et la saleté du combat, il ressemble davantage à un contrebandier des Rondas qu’à un officier d’état-major. Moi non plus, pense le capitaine, je ne dois pas avoir meilleure allure.

— Mauvaise, répond-il.

Les deux militaires se taisent, en écoutant les bruits de l’extérieur. À part quelques coups de feu sporadiques de tireurs cachés, la ville est silencieuse.