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— Comment va le lieutenant Ruiz ? demande Daoiz.

— Son état est très grave. Il n’a pas perdu connaissance et souffre atrocement… Un garçon courageux, non ?… Un brave jeune homme.

— Ne vaudrait-il pas mieux de le transporter au couvent, chez les sœurs ?

— Il est préférable de ne pas le déplacer. Il a perdu beaucoup de sang et pourrait mourir en chemin. Je l’ai mis dans la salle des officiers avec les autres blessés, les nôtres et les Français.

— Et pour le reste ?

En quelques mots, Velarde le met au courant. Les défenseurs du parc sont réduits à une demi-douzaine d’officiers, dix artilleurs, une trentaine de Volontaires de l’État et moins de trois cents civils : les quelque cinquante qui aident aux canons et défendent les maisons contiguës au couvent, ceux qui sont avec Velarde lui-même à l’entrée et aux murs, ou avec Goicoechea aux fenêtres du troisième étage, et ceux qui s’occupent de protéger l’arrière de l’enceinte, mais beaucoup de ces derniers désertent. De plus, toutes les forces ne sont pas affectées à la défense, car une partie est employée à surveiller le commandant et les treize officiers français prisonniers dans le pavillon de garde, ainsi que les deux cents soldats enfermés dans les remises et les quartiers. Quant aux munitions, les cartouches s’épuisent, le manque de poudre pour les canons est angoissant, et celui de mitraille, total : un sac rempli de pierres à fusil est conservé en réserve pour être employé comme mitraille dans le cas où l’infanterie française reviendrait et s’approcherait de trop près.

— Elle le fera, affirme sombrement Daoiz.

Son ami tire sur sa pipe et s’agite, mal à l’aise. Il a perdu la foi, constate Daoiz. Même un exalté comme lui ne peut plus se leurrer, au point où nous en sommes.

— Combien d’attaques pourrons-nous encore supporter ? demande Velarde.

Plus qu’une question, cela ressemble à une réflexion à haute voix. Daoiz hoche la tête, sceptique.

— Si les Français s’y prennent bien, une seule leur suffira.

Les deux capitaines retombent dans leur silence, en suivant des yeux des soldats et des civils qui tentent d’améliorer la protection des canons. Profitant du répit dans le combat, les pièces sont entourées de deux prolonges du parc et de quelques meubles sortis des maisons. Velarde fait la grimace.

— Tu crois que ça sert à quelque chose ?

— Ça entretient un peu le moral.

Venue de l’intérieur du parc, une fillette à la jupe sale et déchirée, les bras nus et les cheveux noués par un foulard, s’approche avec une dame-jeanne dans chaque main et leur offre du vin ; ils lui disent non, merci, et de le proposer aux hommes ; baissant la tête et d’un pas rapide, elle se dirige vers les servants des canons. Daoiz ne saura jamais son nom, mais cette fille, qui habite à côté, rue San Vicente, s’appelle Manoli Armayona y Ceide, et elle n’a pas encore treize ans.

— J’ai peur que tout soit terminé dans Madrid, lance soudain Velarde. Et tu avais raison… Personne ne bouge le petit doigt pour nous.

— Et à quoi d’autre t’attendais-tu ?

— Je m’attendais à de la décence. Du patriotisme… Du courage… Je ne sais pas… L’Espagne est une honte… J’étais sûr que notre exemple en convaincrait d’autres.

— Eh bien, tu vois.

— Je voudrais te demander quelque chose, Luis. Tout à l’heure, quand tu parlementais avec les Français… Tu as pensé que nous pourrions nous rendre ?

Un silence. Puis Daoiz hausse les épaules.

— Qui sait ?

Velarde lui jette un coup d’œil songeur, en tirant sur sa pipe. Puis il hoche la tête.

— Bah… conclut-il. De toute manière, c’est sans importance. Après la sauvagerie du coup de canon sous le drapeau blanc, nous ne pouvons plus capituler, n’est-ce pas ?

Daoiz sourit, presque malgré lui.

— Ça serait mal vu.

— Tu l’as dit ! – Velarde ébauche maintenant, lui aussi, un sourire contraint. – Mieux vaut finir ici, sabre à la main, que fusillés au petit matin dans les fossés d’un fort.

D’un geste fatigué, Daoiz pointe le menton pour désigner les hommes et les femmes retranchés derrière les meubles brisés et les affûts de canons.

— Va leur dire ça, à eux !

Les visages des artilleurs et des paysans, enfumés par la poudre, ressemblent à des masques gris luisants de sueur. Le soleil tape dur, à cette heure de la journée, et il est évident que la fatigue, la tension et les ravages de la bataille font leur effet. Malgré tout, la plupart continuent de regarder avec confiance les deux capitaines. Près du mur du verger de Las Maravillas, dans un groupe de civils armés de fusils qui se reposent à l’abri des tireurs français, Daoiz remarque un garçon de dix à onze ans – on lui a dit qu’il se nommait Pepillo Amador – qui est venu avec ses frères et porte maintenant un shako français. Un peu plus loin, assise par terre entre le forgeron Gómez Mosquera et le caporal d’artillerie Eusebio Alonso, un énorme couteau de cuisine au creux de sa jupe, Ramona García Sánchez, la fille du peuple, adresse au capitaine un sourire radieux quand leurs regards se croisent.

— Ils continuent à croire en toi, dit Velarde. En nous.

Daoiz hausse de nouveau les épaules.

— S’il n’y avait pas ça, répond-il avec simplicité, il y aurait longtemps que je me serais rendu.

Entre une heure et deux heures de l’après-midi, du balcon d’une maison de la rue Fuencarral, près de l’hospice, l’homme de lettres et ingénieur de la Flotte à la retraite José Mor de Fuentes assiste en compagnie de son ami Venancio Luna et du beau-frère de ce dernier, qui est prêtre, au spectacle des bataillons français qui entrent, tambours battants et aigles déployées, par la porte de Santa Bárbara. Après avoir tourné dans la ville, Mor de Fuentes est venu chercher refuge ici, quand il s’est heurté aux soldats impériaux en allant voir ce qui se passait au parc d’artillerie. Arrêté au coin de la rue de la Palma par un piquet, il a pu heureusement s’en tirer grâce à sa parfaite connaissance de la langue française.

— Tout cela prend mauvaise tournure, commente Luna.

— C’est le moins qu’on puisse dire. J’ai eu de la chance de pouvoir monter chez vous.

— Qu’avez-vous vu en chemin ? s’intéresse le cousin ecclésiastique.

Mor de Fuentes tient dans une main un verre de xérès. De l’autre, il fait un geste suffisant, comme si rien de ce qu’il a vu n’était digne de son ardeur patriotique.

— Beaucoup de Français. Et, à la fin, des habitants morts de peur et peu de gens dans la rue. Presque tous les insurgés sont allés à Monteleón ou se déplacent par petits groupes.

— On dit qu’on fusille des gens au Prado, fait remarquer Luna.

— Ça, je l’ignore. Malgré mes efforts, je n’ai pas pu dépasser la fontaine de la Cibeles, car j’ai rencontré la cavalerie française… Je voulais me rendre à la caserne des Gardes espagnoles, où j’ai des connaissances. Avec, naturellement, l’intention de me joindre à la troupe si celle-ci devait intervenir. Mais je n’en ai pas eu la possibilité.

— Vous êtes arrivé jusqu’à la caserne ?

— Eh bien… Pas vraiment. En chemin, j’ai appris que le colonel Marimón avait donné l’ordre de fermer les portes et de ne laisser personne sortir, et j’ai donc compris que ça n’en valait plus la peine. Là-bas, apparemment, on s’est limité à livrer aux civils, par-dessus le mur, quelques douzaines de fusils.

— J’imagine qu’on a dû faire la même chose dans les autres casernes.

— Je n’ai entendu parler d’armes distribuées au peuple que chez les Gardes espagnoles et les Invalides. Et par la garnison de Monteleón, bien sûr… Pour le reste, Gardes wallonnes et autres corps, je ne sais rien.

— Vous croyez qu’ils vont finir par sortir dans la rue ? demande le beau-frère curé.