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— Maintenant, avec les hommes de Murat partout ?… J’en doute. C’est trop tard.

— Bah… Croyez bien que je ne le regrette pas. Cette populace armée est pire que les Français. En fin de compte, Napoléon a restauré en France les autels que la Révolution avait profanés… Ce qui importe, c’est que l’ordre soit rétabli et qu’il soit mis fin à cette folie. Les gens de bien, les modérés, ceux qui aspirent à la tranquillité publique, ne peuvent qu’être contre les troubles.

Dans la rue résonne un coup de feu, très proche, et les trois hommes, inquiets, quittent le balcon. Dans le salon, assis sur un sofa, Mor de Fuentes sirote une autre gorgée de xérès.

— Ce n’est pas moi qui vous contredirai.

Le colonel Giraldes, marquis de Casa Palacio et commandant du régiment d’infanterie de ligne des Volontaires de l’État, s’appuie sur la table de son bureau comme s’il allait s’écrouler d’un moment à l’autre.

— C’est votre parc, nom de Dieu… Ce sont vos artilleurs qui sont à l’origine de tout !

— Et vos soldats ? réplique le colonel Navarro Falcón. Ils y sont bien aussi pour quelque chose !

— Ils sont sous votre commandement, que diantre !… C’est de votre responsabilité, non de la mienne.

Cela fait un quart d’heure qu’ils s’adressent mutuellement des reproches. José Navarro Falcón, qui dirige l’état-major de l’Artillerie et est le supérieur direct des capitaines Daoiz et Velarde, s’est présenté à la caserne de Mejorada, apeuré par les nouvelles qui arrivent de Monteleón. Giraldes n’est pas moins inquiet, après avoir appris que les hommes qu’il a fournis à Velarde et au capitaine Goicoechea sont mêlés au combat. De plus, les pertes subies par les troupes françaises sont terribles. Face à de tels événements, les deux chefs tremblent à l’idée des conséquences.

— Comment avez-vous pu confier des hommes à Pedro Velarde, dans l’état où se trouvait cet officier ? s’indigne Navarro Falcón.

— Je n’avais pas le choix, réplique Giraldes. Ce fou de capitaine prétendait soulever la troupe.

— Il fallait l’arrêter !

— Et pourquoi ne l’avez-vous pas fait vous-même, puisque vous êtes son supérieur immédiat ?… Ne me cassez pas les pieds, mon vieux ! Mes autres officiers aussi étaient en ébullition, ils voulaient se précipiter dans la rue. Pour m’en débarrasser, je n’ai pas trouvé d’autre moyen que d’envoyer Goicoechea avec trente-trois soldats… Et je le leur ai dit clairement : pas question de fraterniser avec le peuple, pas question de s’opposer aux Français… Vous voyez. Un vrai malheur. Je vous l’assure, sur mon honneur, un terrible malheur.

— À qui le dites-vous ! Pour tout le monde.

— Mais attention, hein ?… Celui qui a laissé partir Velarde de l’état-major et a envoyé ensuite le capitaine Daoiz à Monteleón, c’est vous. Nous sommes bien d’accord ?… C’est votre parc d’artillerie, Navarro, et ce sont vos hommes. J’insiste : pour moi, je n’ai pas eu d’autre solution que d’obéir.

— Et comment savez-vous que ça s’est passé ainsi ?

— Eh bien… je le suppose.

— Vous le supposez ?… C’est ce que vous avez l’intention de dire au capitaine général, pour votre décharge ?

Giraldes lève un doigt.

— C’est ce que j’ai déjà dit, si vous me permettez. J’ai envoyé un rapport à Negrete pour l’assurer que j’étais étranger à cette monstruosité… Et vous savez ce qu’il me répond ?… Qu’il s’en lave les mains… Voilà tout ! – Giraldes prend un pli manuscrit sur sa table et le montre au colonel d’artillerie. – Pour que tout soit clair, il m’a fait remettre avec accusé de réception une copie de la lettre que Murat a envoyée ce matin à la Junte. Lisez, lisez… Elle est arrivée tout à l’heure.

Il est impératif que le calme soit immédiatement rétabli, sinon les habitants de Madrid devront s’attendre à ce que retombent sur eux toutes les conséquences de leur entêtement…

— Qu’en pensez-vous ? poursuit Giraldes en reprenant le papier. C’est clair comme de l’eau de roche. Et voilà que, quand j’envoie un de mes aides de camp à Monteleón pour qu’il ramène ces cannibales à l’obéissance, initiative qu’il vous revenait de prendre, ils ne trouvent rien de mieux que de tirer au canon en plein milieu des pourparlers et de faire une boucherie… Aussi, je me fiche bien de ce qui arrivera au parc. Ce qui me préoccupe maintenant, ce sont les conséquences.

— Vous parlez pour vous et pour moi ?

— D’une certaine manière, oui. Pour nous, en tant que responsables… Je mets tout le monde dans le même sac, naturellement. Vous avez vu comment Murat traite la Junte. On est dans de sales draps, Navarro. De sales draps, je vous le dis.

Exaspéré, en colère et sans savoir que faire, le colonel Navarro Falcón prend congé de Giraldes. Une fois dehors, il décide d’aller jeter un coup d’œil au parc de Monteleón et remonte la rue San Bernardo, jusqu’au coin de la rue de la Palma, où un détachement lui barre abruptement le chemin, sans aucune déférence pour son uniforme et ses épaulettes.

— Arrêtez-vous !

Dans son mauvais français, appris durant la campagne des Pyrénées, le chef de l’état-major de l’Artillerie de Madrid demande à parler à un officier ; mais tout ce qu’il peut obtenir, c’est qu’un sous-lieutenant moustachu et boutonneux s’approche. Aux insignes, Navarro Falcón constate qu’il appartient au 5e régiment de la 2e division d’infanterie qui, à la première heure de la matinée, selon ses rapports, se trouvait cantonné sur la route du Pardo. Il en déduit que l’armée impériale a jeté tout ce qu’elle avait dans la mêlée.

— Est-ce que je peux passer un peu avant, sivouplé ?

— Interdit ! Reculez !

Navarro montre les insignes dorés sur le col de sa veste.

— Je dirige l’état-major…

— Reculez !

Plusieurs soldats lèvent leurs fusils, et le colonel, prudent, fait demi-tour. Il sait que le général de brigade Nicolás Galet y Sarmiento, gouverneur de l’octroi, qui a voulu intervenir ce matin en faveur de ses fonctionnaires du guichet de Recoletos, s’est fait tirer dessus par les Français. Mieux vaut donc ne pas défier le sort. Pour Navarro Falcón, les années de sa jeunesse intrépide, le Brésil, le Río de la Plata, la colonie de Sacramento, le siège de Gibraltar et la guerre contre la République française sont désormais trop loin. Aujourd’hui il est sur le point de passer au grade supérieur – ou du moins l’était-il jusqu’à ce matin –, et il a envie de voir grandir ses deux petits-enfants. En repartant, à pas lents pour ne pas compromettre sa dignité, il entend au loin des coups de feu. Avant de faire demi-tour, il a eu le temps de voir beaucoup d’infanterie et quatre canons français devant le palais de Montemar, près de la fontaine de Matalobos. Deux des pièces sont tournées vers la rue San Bernardo et la côte de Santo Domingo ; ce qui signifie, pour un œil expérimenté comme le sien, qu’elles sont là pour empêcher tout secours aux assiégés. Les autres canons prennent en enfilade la rue San José et le parc d’artillerie. Et, tandis qu’il continue de s’éloigner sans regarder derrière lui, le colonel les entend ouvrir le feu.

La première rafale de mitraille fait pleuvoir sur les défenseurs un nuage de poussière, de plâtre pulvérisé et de morceaux de briques.

— Ils tirent de Matalobos !… Attention !… Attention !

Avertis des mouvements des Français par le capitaine Goicoechea et ceux qui observent depuis les fenêtres supérieures du parc, les gens ont le temps de chercher un abri, et la première décharge ne fait que deux blessés. Bernardo Ramos, âgé de dix-huit ans, et Ángela Fernández Fuentes, vingt-huit ans, qui se trouve là pour accompagner son mari, un charbonnier de la rue de la Palma nommé Ángel Jiménez, sont évacués au couvent de Las Maravillas.