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— Les artilleurs dans la rue, et baissez-vous ! crie le capitaine Daoiz. Les autres, abritez-vous !… À couvert, vite !… À couvert !

L’ordre est opportun. Presque immédiatement suit un deuxième coup de canon français, puis un troisième, avant que le feu ne devienne précis et constant, avec un grand renfort de fusillade depuis toutes les encoignures, les terrasses et les toits. Pour Luis Daoiz, le seul à rester debout au milieu des canons malgré le feu effroyable qui balaye la rue, l’intention des Français est claire : ne pas laisser le moindre répit aux défenseurs et les forcer à garder la tête baissée en les soumettant à une guerre d’usure, préparation à un assaut général. C’est pour cela qu’il continue de crier à ses gens de se protéger et d’économiser les munitions jusqu’à ce que l’infanterie ennemie arrive à portée de tir. Il ordonne aussi au capitaine Velarde, qui l’a rejoint en pleine canonnade pour demander des instructions, de maintenir les siens à l’intérieur du parc, prêts à sortir quand apparaîtront les baïonnettes ennemies.

— Et toi, reste avec eux, Pedro. Tu m’entends ?… Tu n’as rien à faire ici, et quelqu’un doit prendre le commandement si je tombe.

— Si tu continues à te tenir debout ainsi, je n’aurai pas longtemps à attendre.

— Je te dis de rentrer. C’est un ordre.

Très vite, le bombardement assourdissant – l’onde de choc des coups de canons se répand dans la rue, résonne dans toutes les poitrines en même temps que le crépitement de la mitraille – et l’intense mousqueterie française commencent à faire des dégâts. Le pilonnage augmente, le sang coule, et certains de ceux qui se sont réfugiés sous les porches voisins, dans le verger ou derrière la grille du couvent, se débandent et s’enfuient où ils peuvent. C’est le cas du jeune Francisco Huertas de Vallejo et de son compagnon don Curro, qui se sont réfugiés dans Las Maravillas depuis qu’un éclat a sectionné l’artère jugulaire de l’ouvrier typographe Gómez Pastrana, le vidant de son sang. Sont également blessés un serrurier du nom de Francisco Sánchez Rodríguez, le prêtre de trente-sept ans don Benito Mendizábal Palencia – qui a revêtu des habits civils et se bat avec un fusil de chasse – et l’étudiant José Gutiérrez qui, depuis ce matin, est passé par tous les endroits dangereux. La blessure de cet Asturien de Covadonga est déjà la quatrième – il va encore en recevoir trente-neuf, ce qui ne l’empêchera pas de survivre : un ricochet lui arrache le lobe d’une oreille. Gutiérrez court se faire panser par les sœurs et retourne au combat. Il racontera plus tard que ce qui l’a le plus impressionné, c’est l’énorme quantité de sang – « comme si on en avait répandu par terre à pleins baquets » – dans laquelle il a dû patauger en suivant les galeries du couvent.

Pendant ce temps, dans la rue, le reste du groupe de José Gutiérrez est pratiquement anéanti par une autre décharge française qui tue, à l’entrée même du parc, deux des trois derniers hommes toujours debout, parmi ceux qui l’avaient suivi à Monteleón : le perruquier Martín de Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio. Elle blesse aussi gravement l’artilleur Juan Domingo Serrano, aussitôt remplacé à son poste par le cocher du marquis de San Simón, un garçon de forte taille, aux bras épais, nommé Tomás Álvarez Castrillón. Clara del Rey, habitante du quartier, tombe peu après, le front éclaté par un éclat de mitraille, à côté du canon qu’elle sert avec son mari et ses fils. La perte la plus douloureuse est celle de l’enfant de onze ans Pepillo Amador Álvarez, qui est resté toute la journée avec ses frères Antonio et Manuel en les aidant à combattre. Une balle française finit par le frapper à la tête au moment où, après avoir traversé plusieurs fois en courant la zone mitraillée, avec l’audace de son jeune âge, il apporte un panier plein de munitions. Ainsi meurt le plus jeune défenseur du parc d’artillerie.

Le soldat français qui, dans l’hôpital improvisé de Las Maravillas, agonise entre les bras de sœur Pelagia Revut n’est pas beaucoup plus âgé que Pepillo Amador.

— Maman ! gémit-il au moment de mourir.

La sœur a parfaitement compris les dernières paroles du garçon, parce qu’elle est elle-même française : elle est arrivée en Espagne avec des religieuses qui fuyaient la Révolution. Quand ce matin, au premier coup de canon, les vitres de la salle capitulaire et des fenêtres ont volé en éclats, les religieuses affolées ont quitté leurs cellules et se sont rassemblées dans l’église pour prier en croyant que la fin du monde était venue. C’est le chapelain du couvent, don Manuel Rojo, qui, après avoir réconforté les carmélites avec force oraisons et paroles de courage, les a appelées à exercer leurs devoirs d’humanité et de charité chrétienne, et a fait ouvrir la clôture et les grilles de la chapelle et de la salle capitulaire. Depuis, aidé par quelques voisins, il a commencé à recevoir les blessés, sans distinction d’uniformes – au début, la plupart étaient français –, pendant que les sœurs préparaient de la charpie, des pansements, du bouillon et des cordiaux, et les soignaient. Maintenant, salle capitulaire, chapelle, parloir et sacristie résonnent des plaintes et des cris de douleur dans les deux langues, les vingt et une religieuses – en réalité, vingt, car, de sa fenêtre, sœur Eduarda continue d’encourager les patriotes – soignent les blessés, et le chapelain va de l’un à l’autre, entre les corps mutilés et les flaques de sang, en leur apportant son réconfort spirituel. Les derniers défenseurs de Monteleón que l’on vient de déposer sont une femme moribonde nommée Juana García, habitant 14 rue San José, et un homme des quartiers populaires, jeune et impavide, Pedro Benito Miró, qui, éventré par la mitraille, comprime ses intestins avec ses mains. Ce dernier est allongé sur le sol parmi les autres blessés et agonisants, sans que l’on puisse lui apporter d’autre secours que quelques morceaux de drap avec lesquels on lui bande le ventre.

— Mon père ! appelle sœur Pelagia qui ferme les yeux du soldat français.

Don Manuel arrive et marmonne une prière en faisant le signe de la croix sur le front du mort.

— Il était catholique ?

— Je ne sais pas.

— Bah… Ça ne fait rien.

La sœur se relève et va soigner d’autres compatriotes. Du fait de sa naissance et de sa connaissance de la langue, sœur María Teresa, la supérieure, l’a chargée de s’occuper des Français blessés dans le désastre de la colonne Montholon, ou de ceux qui entrent par le côté sud du couvent, par la porte de la chapelle donnant sur la rue de la Palma. Car, à Las Maravillas, on se trouve dans une situation particulière que seule peut expliquer la confusion d’un combat comme celui-là : tandis que les canons français rasent le jardin et le verger, détruisent le Noviciat, endommagent les murs et remplissent les cours et les galeries de débris et d’éclats de mitraille, des blessés espagnols arrivent par les côtés des rues San José et San Pedro, pendant que l’on apporte des blessés français par le côté de la rue de la Palma, les deux camps respectant le caractère neutre, ou sacré, de l’enceinte. De tels égards ne sont pas habituels de la part des troupes impériales, qui ont profané des églises et continueront de plus belle, à Madrid et dans toute l’Espagne. Mais la manière dont les religieuses accueillent les victimes, et aussi la présence conciliatrice de sœur Pelagia, opère ce miracle.

Près du palais de Montemar, le général de division Joseph Lagrange, futur comte d’Empire, dont le nom sera un jour inscrit sous l’Arc de Triomphe de Paris, assiste au bombardement du parc d’artillerie.