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— Je crois que nous les avons suffisamment affaiblis, dit le général de brigade Lefranc, qui se tient à son côté et observe la rue San José avec une longue-vue.

— Attendons encore un peu.

Lagrange, qui croit sentir le souffle du duc de Berg sur sa nuque, est un soldat froid et minutieux – c’est la raison pour laquelle Murat l’a chargé de régler l’affaire –, et il ne veut prendre aucun risque inutile. Les Madrilènes, qui n’ont guère d’expérience militaire, ni même de milices urbaines, ne sont pas habitués à se trouver sous les bombes ; et le général français est sûr que plus le pilonnage se prolongera, moins il y aura de résistance à l’assaut, qu’il veut définitif. Lagrange, militaire aguerri de cinquante-quatre ans, le teint pâle, le nez aquilin encadré par des favoris à la mode impériale, a l’habitude de mater les soulèvements : durant la campagne d’Égypte, il s’est chargé d’écraser impitoyablement la révolte du Caire en mitraillant la foule.

— Vous ne croyez pas que nous pourrions avancer ? insiste Lefranc, en donnant des petits coups impatients sur sa longue-vue.

— Pas encore, répond sèchement Lagrange.

En réalité, il est sur le point d’ordonner à l’infanterie d’attaquer, mais Lefranc – blond, nerveux, peu habile à masquer ses émotions – ne lui plaît guère, et il souhaite le mortifier. Le général de division comprend que son collègue, humilié de se voir dépossédé de son commandement, ne soit pas l’homme le plus heureux de la terre. Cependant, même si Lefranc est pointilleux sur les questions d’honneur, chose compréhensible chez tout militaire, cela n’excuse pas la réception antipathique qu’il lui a réservée, en allant jusqu’à ne le renseigner qu’à contrecœur sur la composition et la disposition tactique de ses troupes. De sorte que le général de division, qui déteste les malentendus dans les questions de service, a dû se montrer très ferme avec le général de brigade en lui rappelant sans détour qu’il n’a pas demandé à être chargé du commandement de cette opération, que l’ordre lui en a été donné par écrit et verbalement par le grand-duc de Berg, et que, dans l’armée impériale comme dans toutes les armées du monde, c’est le chef qui commande.

— Allons-y ! dit-il finalement. Poursuivez la canonnade jusqu’à ce que l’avant-garde soit arrivée au coin de la rue. Ensuite, au pas de charge.

Les aides de camp amènent les chevaux des deux généraux, parce que ce genre de choses, considère Lagrange, doit être fait dans les règles. La trompette sonne, les tambours battent, le drapeau tricolore est déployé, et les officiers crient les ordres pendant que les mille huit cents hommes du 6e régiment provisoire d’infanterie se forment en colonne d’attaque. Un nombre presque identique d’hommes – incluant le malheureux régiment dont le chef, Montholon, est pour l’heure prisonnier, et ce qui reste du bataillon de Westphalie – resserre le cercle autour du parc et l’isole de l’extérieur. À ce moment, obéissant aux sonneries de trompette et aux indications données par les roulements de tambours, le feu contre les rebelles s’intensifie. Le long de la colonne courent déjà les cris habituels de « Vive l’Empereur ! » avec lesquels l’armée française s’encourage à chaque assaut. Lagrange a obtenu un détachement de sapeurs, qu’il utilisera pour déblayer les obstacles, et quelques grenadiers moustachus de la Garde impériale. Il est sûr que, placés en tête, ces vétérans, avec leur réputation d’être invincibles, entraîneront plus efficacement les jeunes conscrits. Après un dernier coup d’œil, enviant le superbe cheval pommelé de Jérez que monte son collègue Lefranc – réquisitionné manu militari il y a quinze jours à Aranjuez –, le pacificateur du Caire enfourche son cheval et constate que tout est au point. Et donc, satisfait de l’épaisse colonne luisante de baïonnettes qui s’étend de la place de Monserrate aux commanderies de Santiago, il se carre sur sa selle, assure fermement ses bottes dans les étriers et demande à Lefranc de venir à son côté.

— Maintenant, oui, si vous voulez bien, général, déclare-t-il d’un ton sec. Nous allons en finir une fois pour toutes.

Dix minutes plus tard, du carrefour de la rue San Bernardo au couvent de Las Maravillas, la rue San José est une fournaise. L’épaisse fumée de la poudre se tord en spirales que déchirent les détonations et, au-dessus des roulements de tambours et des sonneries de trompette des Français, s’élève, de plus en plus violent, le crépitement de la fusillade. C’est dans ce brouillard que tirent les hommes que le capitaine Goicoechea dirige depuis les fenêtres supérieures du bâtiment et, avec tout ce qu’ils ont sous la main – fusils, pierres, tuiles et briques arrachées –, ceux qui, juchés sur le mur de clôture, essayent d’entraver l’avance française. Devant l’entrée, les canons tirent à boulets rasants sur la colonne ennemie et, autour d’eux, se groupent les civils et les soldats que le capitaine Velarde fait sortir pour affronter les baïonnettes qui approchent.

— Tenez bon !… Pour l’Espagne et pour Ferdinand VII !… Tenez bon !

Artilleurs, Volontaires de l’État, civils hommes et femmes, tenant leurs fusils, baïonnettes, sabres et couteaux, voient surgir dans la fumée, implacables, les shakos des grenadiers ennemis, les haches et les piques des sapeurs, les shakos noirs et les baïonnettes de la terrible infanterie impériale. Mais au lieu d’hésiter ou de battre en retraite, ils restent fermes autour des pièces, bombardant les Français à bout portant, les bouches des canons presque contre leurs poitrines ; et un dernier coup de canon lâche, à défaut de mitraille, une grêle de pierres à fusil qui fait des ravages considérables dans l’avant-garde et étripe le beau cheval du général Lefranc en envoyant celui-ci rouler à terre, contusionné. Les Français hésitent devant cette brutale décharge, et les défenseurs qui les voient marquer un temps d’arrêt sentent leur courage se raffermir.

— Résistez, pour l’Espagne !… Pensez à l’honneur !… En avant !

Les plus audacieux se jettent sur les grenadiers, et c’est alors un âpre combat au corps à corps, à coups de baïonnettes et de crosses, en se servant des fusils déchargés comme de massues. Dans la mêlée, Tomás Álvarez Castrillón, le journalier José Álvarez et le soldat des Volontaires de l’État, âgé de vingt-deux ans, Manuel Velarte Badinas tombent morts ; et le garçon boucher Francisco García, le soldat Lázaro Cansanillo et Juana Calderón Infante, quarante-quatre ans, qui se bat auprès de son mari José Beguí, sont blessés. Côté français, les pertes sont nombreuses. Impressionnés par la férocité de la contre-attaque, les impériaux reculent en laissant le pavé jonché de morts et de blessés, sous le feu nourri venant des fenêtres et du haut de la clôture. Puis ils se reforment, poussés par leurs officiers, lâchent une salve serrée qui décime les défenseurs et avancent de nouveau, à la baïonnette. La fusillade, intense et terrible, blesse sur le faîte du mur le civil Clemente de Rojas et le capitaine des Milices provinciales de Santiago Andrés Rovira, qui est venu ce matin accompagner Pedro Velarde et les hommes du capitaine Goicoechea. Elle mutile également, près de l’entrée du parc, Manoli Armayona, la fillette qui, dans l’ultime répit du combat, apportait du vin aux soldats, et blesse à mort, autour des canons, José Aznar, qui se bat conjointement avec son fils José Aznar Moreno – celui-ci le vengera plus tard, quand il sera guérillero dans les deux Castilles –, le bourrelier sexagénaire Julián Lopez García, le voisin de la rue San Andrés Domingo Rodríguez González, et les deux garçons de vingt ans Antonio Martín Rodríguez, porteur d’eau, et Antonio Fernández Garrido, maçon.

— Les gabachos reviennent !… Il faut les arrêter, ils ne feront pas de quartier !

La violence du second assaut amène les Français presque à portée de main des canons. Le temps manque pour recharger les pièces, et le capitaine Daoiz, faisant des moulinets avec son sabre au-dessus de sa tête, réunit autant de gens qu’il le peut.