— À moi !… Faites-les payer cher !
Autour de lui se regroupent, animés d’une résolution désespérée, ce qui reste de la bande de Cosme de Mora, le redoutable ruffian Gómez Mosquera, l’artilleur Antonio Martín Magdalena, le secrétaire Domingo Rojo, la femme du peuple Ramona García Sánchez, l’étudiant José Gutiérrez, plusieurs Volontaires de l’État et une douzaine de civils parmi ceux qui n’ont pas encore fui pour se mettre à l’abri. Pedro Velarde, également sabre à la main et hors de lui, court de l’un à l’autre, obligeant ceux qui se cachent dans Las Maravillas ou le parc à retourner au combat. Il fait sortir ainsi de force le jeune Francisco Huertas de Vallejo, don Curro et quelques blessés légers qui y avaient cherché refuge, et les oblige à rejoindre ceux qui défendent les canons.
— Le premier qui recule, je le tue !… Vive l’Espagne !
L’assaut français continue au corps à corps, baïonnettes en avant. Nul, parmi les défenseurs, n’a le temps de mordre les cartouches et de charger les fusils, aussi n’entend-on que quelques coups de pistolets, les autres s’en remettant aux baïonnettes, couteaux et navajas. Désormais, de si près, l’avantage des ennemis se réduit à celui du nombre, car, à chaque pas, ils sont assaillis par des hommes et des femmes qui luttent comme des bêtes fauves, ivres de sang et de haine.
— Faisons-les payer !… En enfer ! Faisons-les payer !
Ils abattent ainsi beaucoup de Français ; mais, entourés d’ennemis qu’ils frappent avec leurs fusils déchargés ou leurs lames, on voit aussi tomber, tués par les balles ou les baïonnettes, l’artilleur Martín Magdalena, le beau Gómez Mosquera, les Volontaires de l’État Nicolás García Andrés, Antonio Luce Rodríguez et Vicente Grao Ramirez, le veilleur de nuit galicien Pedro Dabraña Fernández et le marchand de vin de San Jerónimo José Rodríguez, ce dernier au moment où il se jette, avec son fils Rafael, sur un officier français.
— Les Français se sont arrêtés !… hurle le capitaine Daoiz. Résistez, on les a arrêtés !
C’est exact. Pour la deuxième fois, l’attaque des mille huit cents hommes de la colonne Lagrange-Lefranc est bloquée devant les canons, où les morts et les blessés des deux camps s’accumulent au point d’entraver sa marche. Un nouveau tir de canon – décharge inattendue, venue de la rue San Pedro – atteint l’étudiant José Gutiérrez qui s’effondre, miraculeusement vivant, mais avec trente-neuf éclats de mitraille dans le corps. La même décharge tue l’habitante de la rue de la Palma Ángela Fernández Fuentes, vingt-huit ans, qui se bat sous la voûte de l’entrée du parc, son amie Francisca Olivares Muñoz, et les civils José Álvarez et Juan Olivera Diosa, ce dernier âgé de soixante-six ans.
— Rechargez les fusils !… Ils reviennent !
Cette fois, l’assaut français ne s’arrête pas. Aux cris de « Sacré nom de Dieu, en avant ! En avant ! », les grenadiers, les sapeurs et les fusiliers montent sur les monceaux de cadavres, débordent les défenseurs des canons, atteignent l’entrée du parc. À l’épaisse fumée et aux éclairs lancés par les armes qui ont eu le temps d’être rechargées se mêlent les cris et les hurlements, les craquements des chairs traversées et des os brisés, l’odeur de la poudre brûlée, les appels, les jurons, les invocations pieuses. Rendus déments par la boucherie, les derniers défenseurs du parc tuent et meurent, toutes les frontières du désespoir et du courage dépassées. Daoiz, qui se défend avec son sabre, voit tomber près de lui, mort, le secrétaire Rojo. Le caporal vétéran Eusebio Alonso est désarmé – un grenadier ennemi lui arrache le fusil des mains – et s’écroule, gravement blessé, après s’être défendu avec ses poings. Ramona García Sánchez, qui tient toujours son énorme coutelas de cuisine, tombe, elle aussi, en ayant encore la force de cracher sur un ennemi : « Viens donc, que je t’arrache les yeux, mon mignon ! », avant d’être massacrée à coups de baïonnettes. C’est à ce moment que le capitaine Velarde, qui arrive avec des renforts de l’intérieur du parc, est tué d’une balle. Le serrurier Blas Molina, qui court derrière lui avec le secrétaire Almira, l’hôtelier Fernández Villamil, les frères Muñiz Cueto et plusieurs Volontaires de l’État, le voit tomber, et, interdit, s’arrête avant de reculer avec les autres. Seuls Almira et le maître jardinier de la résidence royale de La Florida Estebán Santirso se penchent sur le capitaine, le tirent par un bras et tentent de le mettre à l’abri. Une autre balle frappe à la poitrine Santirso, qui tombe à son tour. Almira renonce en constatant qu’il ne traîne qu’un cadavre.
De la rue, le jeune Francisco Huertas de Vallejo a vu mourir le capitaine Velarde et observe également que les Français commencent à franchir la porte du parc.
Il est temps de s’en aller, pense-t-il.
Faisant toujours face aux ennemis, car il ne prend pas le risque de leur tourner le dos, se protégeant avec la baïonnette qui prolonge son fusil, le jeune homme tente de s’éloigner de la tuerie autour des canons. Il recule ainsi, en compagnie de don Curro García et d’autres civils, formant un groupe auquel s’unissent les frères Antonio et Manuel Amador – qui portent le corps sans vie de leur petit frère Pepillo –, l’imprimeur Cosme Martínez del Corral, le soldat des Volontaires de l’État Manuel García et Rafael Rodríguez, fils du marchand de vin mort un peu plus tôt. Tous essayent de gagner la porte arrière de Las Maravillas, mais, à la grille, les soldats impériaux leur tombent dessus. Rafael Rodríguez est fait prisonnier, Martínez del Corral et les frères Amador s’enfuient, et don Curro s’effondre, la tête fendue, abattu par le sabre d’un officier. Les autres résistent, la plupart s’échappent, et Francisco Huertas, pris d’un accès de fureur, résolu à venger son compagnon, se jette sur l’officier. Sa baïonnette entre sans difficulté dans le corps du Français, et le jeune homme sent sa peau se hérisser quand il entend le crissement de l’acier contre les os de la hanche de son adversaire qui pousse un hurlement et tombe en se débattant. Épouvanté par son propre geste, Francisco Huertas récupère son fusil, évite les balles qui sifflent autour de lui, fait demi-tour et se réfugie à l’intérieur du couvent.
Entouré de morts, encerclé par les baïonnettes, rendu sourd par les détonations du canon et le crépitement de la fusillade, le capitaine Daoiz continue de se défendre avec son sabre. Seuls sont encore dans la rue une douzaine d’Espagnols tapis entre les affûts, submergés par une marée d’ennemis, et sans autre but que de rester vivants à tout prix ou de tuer le plus de Français possible. Daoiz est incapable de réfléchir, assommé par le fracas du combat, la voix rauque à force de crier et noir de poudre. Il s’agite dans le brouillard. Il ne peut même plus contrôler les mouvements du bras qui manie le sabre, et son instinct lui dit que, d’un moment à l’autre, l’une des innombrables lames qui cherchent son corps percera sa chair.
— Tenez bon ! crie-t-il encore, en aveugle, dans le vide.
Soudain, il sent un coup à sa cuisse gauche : un choc sec qui l’ébranle jusqu’à la colonne vertébrale et le prive de force. Avec une expression de stupeur, il baisse les yeux et constate, incrédule, la blessure de la balle qui a déchiré sa cuisse et fait couler à gros bouillons le sang qui inonde la jambe de son pantalon. C’est fini, pense-t-il brutalement, pendant qu’il recule en boitant pour s’appuyer sur le canon qui est derrière lui. Puis il regarde autour de lui et se dit : Les pauvres gens.
Pied à terre au milieu de la confusion du combat, presque au premier rang de ses troupes, le général de division Joseph Lagrange ordonne le cessez-le-feu. À quelques pas derrière lui, à côté du général de brigade Lefranc, tout meurtri, se tient un haut dignitaire espagnol, le marquis de San Simón, qui, en uniforme de capitaine général et portant tous ses insignes et décorations, a réussi, à la dernière heure, à s’ouvrir un chemin jusque-là pour les supplier d’arrêter cette folie, en offrant ses services pour convaincre ceux qui résistent encore à l’intérieur du parc d’artillerie de lui obéir. Le général Lefranc, effrayé par les terribles pertes subies par ses hommes dans l’assaut, n’est guère enthousiaste à l’idée de continuer le combat quartier par quartier pour déloger les rebelles des bâtiments où ils se sont réfugiés ; aussi accède-t-il à la demande du vieil Espagnol, qu’il connaît. Des drapeaux blancs sont agités, et la sonnerie de trompette répétée fait son effet sur les soldats disciplinés de l’armée impériale qui arrêtent de tirer et d’achever les quelques survivants qui restent entre les canons. Coups de feu et cris cessent, tandis que la fumée se dissipe, et les adversaires, qui n’en peuvent plus, se regardent : des centaines de Français autour des canons et dans la cour de Monteleón, et les Espagnols, aux fenêtres et en haut des murs criblés de mitraille, qui jettent leurs fusils et fuient vers le bâtiment principal, ainsi que le petit groupe de ceux qui sont encore debout dans la rue, si noirs de poudre qu’il est difficile de distinguer les civils des militaires, couverts de sang et regardant autour d’eux avec les yeux hallucinés d’hommes qui s’entendent annoncer un sursis au seuil même de la mort.