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— Reddition immédiate, ou pas de quartier ! crie l’interprète du général Lagrange. Bas les armes, ou vous serez tous exécutés !

Après un moment d’hésitation, presque tous obéissent lentement, épuisés. Comme des somnambules. Suivant le général Lagrange qui s’ouvre un passage entre ses hommes, le marquis de San Simón contemple avec horreur la rue couverte de cadavres et de blessés qui s’agitent et gémissent. La quantité de civils, parmi lesquels beaucoup de femmes, qui se trouvent mêlés aux militaires le laisse interdit.

— Vous êtes tous prisonniers, crie l’interprète, répétant les paroles de son général. Le parc est sous l’autorité de l’armée impériale par droit de conquête !

Un peu plus loin, le marquis de San Simón aperçoit un officier d’artillerie que le général français est en train d’insulter. L’officier est à genoux contre un des canons, le visage livide, une main comprimant la blessure de sa jambe ensanglantée et l’autre tenant encore son sabre. Il doit s’agir, déduit San Simón, du capitaine Daoiz, qu’il ne connaît pas personnellement mais dont il sait – à cette heure, tout Madrid est au courant – qu’il est le responsable du soulèvement du parc. En avançant, curieux de le voir de plus près, le vieux marquis saisit quelques mots des vociférations que le général français, mis hors de lui par le massacre, adresse au blessé dans un français grossier mêlé de mauvais espagnol. Il parle d’irresponsabilité, de folie, tandis que l’autre le regarde dans les yeux, impassible, sans baisser la tête. À cet instant, Lagrange, qui tient son sabre à la main, frappe avec mépris de la pointe de celui-ci une des épaulettes de l’artilleur.

— Traître ! lance-t-il.

Il est évident que le capitaine blessé – maintenant, le marquis de San Simón est certain que c’est Luis Daoiz – comprend le français, ou du moins devine le sens de l’insulte. Car son visage, que la perte de sang a rendu livide, s’empourpre brusquement en s’entendant traiter ainsi. Puis, sans prononcer un mot, il se redresse subitement avec une grimace de douleur, au prix d’un violent effort de sa jambe saine, et lance un coup de sabre qui traverse le Français. Lagrange tombe à la renverse dans les bras de ses aides de camp, évanoui et perdant du sang par la bouche. Et tandis qu’autour d’eux tout n’est plus que cris et confusion, des grenadiers qui se tiennent derrière le capitaine percent celui-ci de leurs baïonnettes.

8

Le colonel Navarro Falcón arrive au parc de Monteleón peu après les trois heures de l’après-midi, quand tout est terminé. Et il est épouvanté par ce qu’il voit. Le mur de clôture est criblé d’impacts de balles et la rue San José, l’entrée et la cour de la caserne jonchées de décombres et de cadavres. Les Français rassemblent sur l’esplanade une trentaine de civils prisonniers, et ils désarment les artilleurs et les Volontaires de l’État en les regroupant à part. Navarro Falcón se présente au général Lefranc qui le reçoit très fraîchement – on est encore en train de soigner le général Lagrange, blessé par le sabre de Daoiz –, puis parcourt les lieux en s’informant du sort des uns et des autres. Le capitaine Juan Cónsul, qui appartient à l’artillerie, lui fait un premier rapport sur la situation.

— Où est Daoiz ? demande le colonel.

Cónsul, dont le visage porte les traces du combat, fait un geste vague, signe d’une extrême fatigue.

— On l’a porté chez lui, très gravement atteint. Il n’y avait pas de brancard, on l’a allongé sur une échelle et un manteau.

— Et Pedro Velarde ?

Le capitaine indique des cadavres entassés près de la fontaine de la cour.

— Là.

Le corps disloqué de Velarde est avec les autres, nu, car les Français l’ont dépouillé de ses vêtements. La veste verte d’état-major a suscité la concupiscence des vainqueurs. Navarro Falcón reste immobile, paralysé par la stupeur. C’est encore pire que tout ce qu’il avait imaginé.

— Et les secrétaires de mon bureau qui sont allés avec lui ?… Où est Rojo ?

Cónsul le contemple comme s’il avait du mal à comprendre ce qu’on lui dit. Il a les yeux rougis et le regard opaque. Au bout d’un moment, il hoche lentement la tête.

— Mort, je crois.

— Mon Dieu… Et Almira ?

— Il a suivi Daoiz.

— Et les autres ?… Les artilleurs et le lieutenant Arango ?

— Arango est vivant. Je l’ai vu là-bas, avec les Français… Nous avons perdu sept artilleurs, morts ou blessés. Plus du tiers de ceux que nous avions ici.

— Et les Volontaires de l’État ?

— Chez eux aussi, il y a eu beaucoup de pertes. La moitié, au moins. Et plus de soixante civils.

Le colonel ne peut écarter son regard du cadavre de Pedro Velarde : il a les yeux grands ouverts, la bouche béante, la peau livide comme de la cire, et la blessure causée par la balle est nettement visible près du cœur.

— Vous êtes des fous… Comment avez-vous pu faire une chose pareille ?

Cónsul désigne une flaque de sang près des canons, là où Daoiz est tombé après avoir traversé de son sabre le général français.

— Luis Daoiz en a assumé la responsabilité, dit-il en haussant les épaules. Et nous l’avons suivi.

— Vous l’avez suivi ?… Mais c’était une monstruosité ! Une folie qui va nous coûter cher, à nous tous !

Un capitaine, aide de camp du général Lariboisière commandant de l’artillerie française, interrompt leur conversation. Après avoir demandé au colonel dans un espagnol correct s’il est bien le chef de la place, il le prie de lui remettre les clefs des magasins, du musée militaire et de la trésorerie. La caserne ayant été prise par les armes, tout ce qu’elle contient appartient à l’armée impériale.

— Je n’ai rien à vous remettre, répond Navarro Falcón. Vous avez déjà tout pris, vous n’avez nul besoin de ces fichues clefs.

— Pardon ?

— Foutez-moi la paix, mon vieux.

Le Français, déconcerté, regarde le colonel, puis Cónsul, comme s’il prenait ce dernier à témoin de la grossièreté de son supérieur, enfin, sèchement, il fait demi-tour et s’éloigne.

— Qu’allons-nous devenir ? demande Cónsul.