— Et d’où ça pourrait-il être ?… Du parc d’artillerie de Monteleón. De me battre pour la patrie.
— Ça alors ! Et comment c’était ?
— Héroïque !
Laissant Orejas bouche bée, le serrurier entre dans sa maison, où il trouve sa femme transformée en océan de larmes. Après l’avoir prise dans ses bras et consolée, il demande un peu de bouillon chaud, le boit debout et repart dans la rue.
Le tir français frappe le mur et fait voler des éclats de plâtre. Baissant la tête, le jeune Francisco Huertas de Vallejo fait demi-tour dans la rue Santa Lucia tandis que les balles sifflent autour de lui. Il est seul et il a peur. Il se demande si les Français tireraient sur lui avec autant d’acharnement s’il ne portait pas son fusil ; mais, malgré la panique qui le fait courir comme un dératé, il ne peut se résoudre à le lâcher. Même s’il n’a plus de cartouches, ce fusil est l’arme qu’on lui a confiée au parc d’artillerie, il a combattu avec toute la matinée, et la baïonnette est tachée de sang ennemi – le souvenir du crissement de l’acier contre l’os continue de le faire frémir. Il ne sait s’il n’en aura pas de nouveau besoin, aussi préfère-t-il ne pas s’en débarrasser. Pour éviter les tirs, le jeune homme se réfugie sous une voûte, traverse une cour en faisant fuir les poules qui picorent et, après être passé devant les yeux épouvantés de deux habitantes qui le regardent comme s’il était le diable en personne, ressort au fond dans une ruelle, où il essaye de récupérer son souffle. Il est fatigué et ne parvient pas à s’orienter, car il ne connaît pas le quartier. Calme-toi et réfléchis un peu, se dit-il, ou tu vas te faire attraper comme un moineau. Il s’efforce de respirer profondément et de se maîtriser. Ses poumons le brûlent et sa bouche aussi, grise à force de mordre les cartouches. Finalement, il décide de revenir sur ses pas. En repassant devant les femmes de la cour, il leur demande un verre d’eau d’une voix rauque qu’il ne reconnaît pas lui-même. Elles le lui apportent, apeurées d’abord par le fusil, puis attendries pas sa jeunesse et son aspect.
— Il est blessé, dit l’une.
— Pauvre petit, dit l’autre. Et si jeune !
Francisco Huertas fait d’abord signe que non, puis il regarde et constate que du sang coule par une déchirure sur le côté gauche de sa chemise. À l’idée qu’il a été blessé, il sent ses jambes se dérober sous lui ; mais un rapide examen le rassure tout de suite. Ce n’est qu’une éraflure sans importance : causée par une balle à bout de course quand, tout à l’heure, on lui a tiré dessus. Les femmes lui font un pansement de fortune, le laissent se laver la figure dans une bassine d’eau et lui apportent un quignon de pain avec de la viande séchée qu’il dévore avidement. Peu à peu arrivent des voisins pour s’informer auprès du jeune homme, il leur raconte ce qu’il a vu à Monteleón ; mais comme le cercle ne cesse de grossir, Francisco Huertas finit par craindre qu’il n’attire l’attention des Français. Il leur dit donc adieu, termine son pain et sa viande séchée, demande comment aller à la Ballesta et à l’hôpital Los Alemanes, sort de nouveau par le fond de la cour et chemine avec précaution, inspectant les alentours à chaque coin de rue avant de s’aventurer plus loin. Il tient toujours le fusil à la main.
Passé trois heures de l’après-midi, tous les combats ont cessé dans Madrid. Désormais, les troupes impériales contrôlent toutes les places et les artères principales, et les commissions de paix instituées par le duc de Berg parcourent la ville en conseillant aux habitants de rester tranquilles, de renoncer aux manifestations hostiles et d’éviter de former des rassemblements qui pourraient être considérés comme des provocations par les Français. « Paix, paix, tout est arrangé », tel est le message que font circuler les membres de ces commissions composées de magistrats du Conseil et des tribunaux, du ministre de la Guerre O’Farril et du général français Harispe. Chacune d’elles est escortée d’un détachement de troupes françaises et espagnoles, et sur leur passage, de rue en rue, elles répètent les mots « tranquillité » et « concorde » ; à tel point que les habitants, confiants, sortent de leurs maisons, tentent de s’informer sur le sort de leurs parents et connaissances, se rendent dans les casernes et les administrations, ou cherchent les corps parmi les cadavres que les sentinelles françaises empêchent d’enlever. Murat veut que ces témoignages du châtiment restent visibles, et, pendant plusieurs jours, des cadavres continueront de pourrir là où ils sont tombés. Pour ne pas avoir obéi à cet ordre, Manuel Portón del Valle, âgé de vingt-deux ans, travaillant à l’Asile royal, qui a passé la matinée à soigner les blessés dans les rues, reçoit une balle au moment où, avec des camarades, il tente de retirer un mort dans les environs de la Plaza Mayor.
Pendant que les commissions de paix parcourent Madrid, Murat, qui a abandonné la côte de San Vicente pour aller jeter un coup d’œil au Palais royal avant de revenir à son quartier général du palais Grimaldi, dicte à ses secrétaires une proclamation et un ordre du jour. Dans la proclamation, énergique mais conciliatrice, il garantit aux membres de la Junte et aux Madrilènes le respect de leurs mœurs et de leurs opinions, annonçant des mesures de répression implacables contre ceux qui troublent l’ordre public, tuent des Français ou portent des armes. Les termes de l’ordre du jour sont plus durs :
Le bas peuple de Madrid s’est soulevé et a été jusqu’à l’assassinat. Je sais que les bons Espagnols ont gémi de ces désordres. Loin de moi de les confondre avec ces misérables qui n’aspirent à rien d’autre qu’au crime et au pillage. Mais le sang français a été versé. En conséquence, j’ordonne : 1. Le général Grouchy convoquera ce soir la Commission militaire. 2. Tous ceux qui ont été pris dans la sédition et les armes à la main seront fusillés. 3. La Junte de Gouvernement fera désarmer les habitants de Madrid. Tous les habitants qui, après exécution de cet ordre, seront trouvés armés seront fusillés. 4. Toute maison où serait assassiné un soldat français sera brûlée. 5. Toute réunion de plus de huit personnes sera considérée comme un rassemblement séditieux et dispersée par les armes. 6. Les maîtres seront considérés responsables de leurs domestiques ; les propriétaires d’atelier de leurs employés ; les pères et mères de leurs enfants ; et les ministres des couvents de leurs religieux.
Mais les troupes françaises n’attendent pas de recevoir ces ordres pour en appliquer les termes. À mesure que les commissions de pacification parcourent les rues et que les habitants regagnent leurs foyers ou sortent en faisant confiance à la proclamation de Murat, des détachements impériaux arrêtent tout individu suspect d’avoir participé au combat, ou ceux qu’ils trouvent avec des armes, que ce soient des couteaux, des ciseaux ou des aiguilles à coudre des sacs. C’est ainsi que sont faites prisonnières des personnes qui n’ont rien eu à voir avec l’insurrection, comme le chirurgien Ángel de Ribacova, qui a le seul tort de porter des bistouris dans sa trousse de praticien. Les Français arrêtent aussi, pour une lime, le serrurier Bernardino Gómez ; pour un taille-plume, le domestique du couvent de la Merced Domingo Méndez Valador ; pour un tranchet, le cordonnier de dix-neuf ans José Peña ; et, pour une grosse aiguille qui lui sert à fixer les charges sur sa mule et qu’il porte plantée dans son bonnet, le muletier Claudio de la Morena. Tous les cinq seront fusillés sur-le-champ : Ribacova, de la Morena et Méndez au Prado, Gómez au Buen Suceso, et Peña sur la côte du Buen Retiro.
Felipe Llorente y Cárdenas, un Cordouan de bonne famille âgé de vingt ans, qui est arrivé à Madrid quelques jours plus tôt avec son frère Juan pour participer aux cérémonies de l’accession au trône de Ferdinand VII, connaît le même sort. Ce matin, sans vraiment prendre part aux combats, les deux frères sont allés d’un endroit à un autre, plus en témoins qu’en acteurs. Maintenant que le calme est rétabli, un piquet français les arrête au moment où ils passent sous la voûte de la Plaza Mayor qui donne dans la rue Toledo ; mais tandis que Juan Llorente parvient à éviter les impériaux en se jetant sous un porche voisin, Felipe est pris, et l’on trouve dans sa poche un petit couteau. Son frère n’aura plus jamais de ses nouvelles. Deux jours plus tard, la famille de Felipe Llorente pourra identifier son habit et ses chaussures parmi les dépouilles recueillies par les moines de San Jerónimo sur les fusillés du Retiro et du Prado.