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Il en est, cependant, qui ont la chance d’être épargnés. Car on compte aussi des gestes de miséricorde du côté français. C’est le cas pour les sept hommes attachés que des dragons escortent sur la place Antón Martín : un monsieur bien habillé parvient à convaincre le lieutenant qui commande le détachement de les libérer. Ou pour les quelque quarante prisonniers qu’une commission de pacification – celle qui est conduite par le ministre O’Farril et le général Harispe – rencontre rue d’Alcalá près de l’hôtel du marquis de Valdecarzana, poussés comme un troupeau de moutons vers le Buen Retiro. La présence du ministre espagnol et du chef français a raison de l’officier de l’armée impériale.

— Filez vite, dit O’Farril à l’un d’eux à voix basse, avant que ces messieurs ne soient pris de regrets.

— Vous appelez ces sauvages des messieurs ?

— N’abusez pas de leur patience, mon vieux. Ni de la mienne.

Domingo Rodríguez Carvajal, domestique de Pierre Bellocq, secrétaire interprète à l’ambassade de France, fait aussi partie de ces chanceux qui sont sauvés au dernier moment. Après s’être battu à la Puerta del Sol, où des amis l’ont ramassé avec une blessure par balle, un coup de sabre à l’épaule et un autre qui lui a tranché trois doigts de la main gauche, Rodríguez Carvajal est transporté au logis de son maître, 32 rue Montera. Là, tandis que le chirurgien don Gregorio de la Presa s’occupe du blessé – la balle est impossible à extraire et il la gardera toute sa vie dans le corps –, M. Bellocq en personne met un drapeau français sur sa porte et fera état de son statut diplomatique pour empêcher les soldats d’arrêter son valet.

Tous ne bénéficient pas d’une telle protection. Guidés par des dénonciateurs – parfois des voisins qui veulent s’attirer les bonnes grâces des vainqueurs ou en profitent pour régler des comptes –, les Français entrent dans les maisons, les pillent et emmènent ceux qui s’y sont réfugiés après les combats, y compris les blessés. C’est ce qui arrive à Pedro Segundo Iglesias López, un cordonnier de trente ans qui, après être sorti de son logis de la rue de l’Olivar avec un sabre et avoir tué un Français, est dénoncé par un voisin en revenant chez sa vieille mère et arrêté. Même chose pour Cosme Martínez del Corral, qui a réussi à s’échapper du parc d’artillerie et que l’on vient chercher chez lui, rue Principe ; il est mené à San Felipe sans qu’on lui donne le temps de se débarrasser des 7250 réaux en billets qu’il porte dans ses poches. Les dépôts de prisonniers établis dans les caveaux de San Felipe, à la porte d’Atocha, au Buen Retiro, dans les casernes de la porte de Santa Bárbara, du Conde-Duque, du Prado Nuevo et dans la résidence même de Murat, continuent ainsi de se remplir, pendant qu’une commission mixte, formée, du côté français, par le général Emmanuel Grouchy et, du côté espagnol, par le lieutenant général José de Sexti, se prépare à juger les détenus sommairement et sans les entendre, en application d’arrêtés et de proclamations dont ceux-ci n’ont même pas eu connaissance.

Beaucoup de Français, d’ailleurs, agissent de leur propre initiative. Piquets, détachements, rondes et sentinelles ne se limitent pas à contrôler, arrêter et envoyer en prison, mais rendent la justice sur-le-champ et eux-mêmes, volent et tuent. À la porte d’Atocha, le chevrier Juan Fernández peut considérer qu’il s’en tire à bon compte, parce que les Français, après lui avoir pris ses trente chèvres, ses deux bourricots, tout l’argent qu’il avait sur lui ainsi que ses vêtements et ses couvertures, le laissent partir. Encouragés par la passivité de leurs supérieurs, et parfois incités par eux, sous-officiers, caporaux et simples soldats se font procureurs, juges et bourreaux. Les exécutions sommaires se multiplient maintenant, dans l’impunité de la victoire : elles ont lieu dans les environs de la Casa del Campo, sur les berges du Manzanares, aux portes de Ségovie et de Santa Bárbara et dans les fossés d’Atocha et de Leganitos, mais aussi à l’intérieur de la ville. De nombreux Madrilènes périssent ainsi, alors que l’écho des bonnes paroles « Paix, paix, tout est arrangé » ne s’est pas encore éteint dans les rues. Des innocents, qui n’ont fait que se mettre à leur fenêtre ou passer par là, sont ainsi fusillés ou gravement blessés aux coins des rues, dans les ruelles ou sous les porches, au même titre que des civils qui se sont battus. C’est le cas, parmi bien d’autres, de Facundo Rodríguez Sáez, bourrelier, que les Français forcent à s’agenouiller et fusillent devant la maison qu’il habite, au 15 de la rue d’Alcalá ; du valet Manuel Suárez Villamil qui, porteur d’un message de son maître, le gouverneur de la salle des Alcades don Adrián Martínez, est fait prisonnier par des soldats qui lui brisent les côtes avec leurs crosses ; du graveur suisse marié à une Espagnole Pierre Chaponier, roué de coups et achevé par une patrouille dans la rue Montera ; de l’employé des Écuries royales Manuel Peláez, que deux de ses amis, le tailleur Juan Antonio Álvarez et le cuisinier Pedro Pérez, envoyés par sa femme à sa recherche, trouvent gisant sur le ventre et l’arrière du crâne défoncé, près du Buen Suceso ; du roulier Andrés Martínez, un septuagénaire complètement étranger au soulèvement, qui est assassiné, ainsi que son compagnon Francisco Ponce de León, pour avoir été trouvé en possession d’un couteau par les sentinelles de la porte d’Atocha, en revenant de Vallecas avec un chargement de vin ; et du muletier Eusebio José Martínez Picazo, auquel les Français volent son attelage de mules avant de l’exécuter contre le mur du collège de Jésus Nazareno.

Certains qui se sont battus et se fient aux proclamations de la commission de pacification payent cette naïveté de leur vie. C’est ce qui arrive au négociant Pedro González Álvarez, qui a combattu sur la promenade du Prado et au Jardin botanique, puis est allé se réfugier dans le couvent des Capucins. Maintenant, convaincu par les moines que la paix a été proclamée, il sort dans la rue et, fouillé par un peloton français qui découvre un petit pistolet dans sa redingote, il est volé, déshabillé et fusillé sans autre forme de procès sur la côte du Buen Retiro.

C’est aussi l’heure du pillage. Maîtres des rues, les vainqueurs, qui ont repéré les endroits d’où l’on a fait feu sur eux, ou sont simplement désireux de s’approprier les biens d’habitants aisés, tirent à leur fantaisie, défoncent les portes, entrent tranquillement partout où ils le peuvent, volent, maltraitent et tuent. Dans la rue d’Alcalá, l’intervention d’officiers français qui logent dans les hôtels du marquis de Villamejor et du comte de Talara empêche leurs soldats de mettre ceux-ci à sac ; mais personne ne retient la horde de mamelouks et de soldats qui, à quelques pas de là, assaille l’hôtel du marquis de Villescas. Le propriétaire est absent, il n’y a personne pour imposer le respect aux pillards qui envahissent les lieux sous prétexte que, le matin, des coups de feu en sont partis ; et tandis que les uns saccagent les chambres et s’emparent de tout ce qu’ils peuvent porter, d’autres traînent dehors le majordome José Peligro, son fils, le serrurier José Peligro Hubart, le concierge – un vieux soldat invalide nommé José Espejo – et le chapelain de la famille. L’intervention d’un colonel français sauve le chapelain ; mais le majordome, son fils et le concierge sont assassinés à coups de fusils et de sabres sous les yeux épouvantés des voisins qui regardent des fenêtres et des balcons. Parmi les témoins de cette scène figure l’imprimeur Dionisio Almagro, habitant rue Las Huertas, qui, surpris par le tumulte, s’est réfugié chez son parent, le fonctionnaire de police Gregorio Zambrano Asensio, lequel, un mois et demi plus tôt, travaillait pour Godoy, dans trois mois travaillera pour le roi Joseph Bonaparte, et dans six ans poursuivra les libéraux pour le compte de Ferdinand VII.