— Monsieur le commandant dit qu’il regrette la mort de tant de vos compatriotes… Qu’il le regrette vraiment.
En écoutant les paroles que traduit l’interprète, le lieutenant Rafael de Arango regarde Charles Tristan de Montholon, commandant faisant fonction de colonel du 4e régiment provisoire. Après le retrait du gros des forces impériales, devenues inutiles avec la conquête du parc d’artillerie, Montholon est resté à la tête de cinq cents soldats. Et il faut reconnaître que le chef français traite blessés et prisonniers avec humanité. Homme de bonne éducation, généreux en apparence, il ne semble pas garder de ressentiment pour sa brève captivité. « Ce sont les hasards de la guerre », a-t-il commenté tout à l’heure. Devant le désastre, tous ces morts et ces blessés, il arbore une expression peinée non exempte de noblesse. Ses sentiments semblent sincères, aussi le lieutenant Arango le remercie-t-il d’un hochement de tête.
— Il dit aussi, ajoute l’interprète, qu’ils étaient tous des braves… Que tous les Espagnols le sont.
Arango regarde autour de lui, et les paroles du Français ne le consolent pas du triste spectacle qui s’offre à ses yeux rougis et gonflés par une chassie noire, celle de la fumée de la poudre, qui forme des stries sur sa figure. Ses chefs et ses camarades l’ont laissé seul pour s’occuper des blessés et des morts. Les autres sont partis avec l’ordre de rester à la disposition des autorités, après un vif échange entre le duc de Berg – qui prétendait les fusiller tous –, l’infant don Antonio et la Junte de Gouvernement. Maintenant, on dirait que le bon sens prévaut. Il se peut finalement que les autorités impériales et espagnoles s’entendent sur la question des militaires rebelles pour attribuer la responsabilité des événements aux civils et aux morts. Parmi ceux-ci, le choix est déjà suffisamment large. On en est encore à identifier les cadavres espagnols et français. Dans la cour de la caserne où les corps sont alignés, les uns sous des draps ou des couvertures, les autres nus, exhibant leurs horribles mutilations, les grandes rigoles de sang à peine coagulé sous le soleil sillonnent le sol transformé en boue rougeâtre.
— Un spectacle lamentable, résume le commandant français.
C’est pire que ça, pense Arango. Le premier bilan, sans tenir compte de tous ceux qui mourront de leurs blessures dans les heures et les jours qui viennent, est terrifiant. À première vue, sur un simple coup d’œil, il calcule que les Français ont perdu à Monteleón plus de cinq cents hommes, en additionnant les morts et les blessés. Chez les défenseurs, le prix est également très élevé. Arango a compté quarante-quatre cadavres et vingt-deux blessés dans la cour, et il ne connaît pas le nombre de ceux qui sont au couvent de Las Maravillas. Parmi les militaires, outre les capitaines Daoiz et Velarde, le lieutenant Ruiz, sept artilleurs et quinze des Volontaires de l’État qui sont venus avec le capitaine Goicoechea sont morts ou blessés, et l’on ignore le sort réservé à la centaine de civils faits prisonniers à la fin du combat ; encore que les intentions du commandement français – fusiller ceux qui ont pris les armes – laissent peu de doutes. Par chance, pendant que les soldats impériaux entraient par la porte principale, une bonne partie des défenseurs a pu sauter le mur de derrière et s’enfuir. Même dans ces conditions, avant de partir avec les capitaines Cónsul et Córdoba, les officiers survivants et ce qui restait des artilleurs et des Volontaires de l’État – désarmés, et en appréhendant que, d’un moment à l’autre, les Français ne changent d’avis et ne les arrêtent –, Goicoechea a confié à Arango que de nombreux civils se cachent dans les souterrains et les greniers du parc. Cela inquiète le jeune lieutenant, qui affecte de n’en rien savoir devant le commandant français. Il ignore que presque tous réussiront à s’échapper, tirés silencieusement de leurs cachettes à la faveur de la nuit par le lieutenant des Volontaires de l’État Ontoria et le charron Juan Pardo.
Un groupe de blessés se trouve à part, à l’ombre du porche du pavillon de garde. Quittant Montholon et l’interprète, Rafael de Arango s’approche d’eux au moment où des brancardiers français commencent à les transporter dans la maison du marquis de Mejorada, rue San Bernardo, transformée en hôpital pour les soldats impériaux. Ce sont les artilleurs et les Volontaires de l’État qui sont restés vivants. Séparés des civils, ils attendent d’être évacués, maintenant que la bonne volonté du commandant français a facilité les choses.
— Comment vous sentez-vous, Alonso ?
Le caporal Eusebio Alonso, qui gît dans une flaque de sang boueuse avec un garrot et un pansement imprégné de rouge à l’aine, le regarde avec des yeux voilés. Il a été gravement blessé au dernier instant de la bataille en se battant à côté des canons.
— J’ai connu des jours meilleurs, mon lieutenant, répond-il d’une voix très basse.
Arango s’accroupit près de lui et contemple le visage du courageux vétéran : émacié et sali, les cheveux en désordre, les yeux rougis par la souffrance et la fatigue. Il a des croûtes de sang séché sur le front, la moustache et la bouche.
— On va vous conduire à l’hôpital. Vous vous en remettrez.
Alonso remue la tête, résigné, et d’un geste faible, désigne son aine.
— C’est la blessure du torero, mon lieutenant… Vous savez : l’artère fémorale. Je m’en vais tout doucement, mais je m’en vais.
— Ne dites pas de bêtises. On va vous soigner. Je m’en occuperai personnellement.
Le caporal fronce un peu les sourcils, comme si les paroles de son supérieur le gênaient. Bien des années plus tard, en rédigeant une relation de cette journée, Arango rappellera mot pour mot sa réponse : « Vous feriez mieux de vous occuper de ceux qui peuvent encore s’en sortir… Je ne me suis pas plaint, et je n’ai appelé personne… Tout ce que je demande, c’est de pouvoir enfin me reposer. Et j’ai gagné le droit de le faire, parce que je meurs pour mon roi et à mon poste. »
Après avoir surveillé le transport d’Alonso – il mourra peu après, à l’hôpital –, Arango se dirige vers le lieutenant Jacinto Ruiz, qu’on est justement en train de mettre sur un brancard.
Ruiz, qui jusqu’à présent n’a pas reçu d’autres soins qu’un mauvais pansement, est très pâle à cause de tout le sang perdu. Sa respiration entrecoupée fait craindre à Arango – qui ignore que le lieutenant des Volontaires de l’État souffre d’asthme – une lésion mortelle aux poumons.