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— Voilà don Ignacio.

— Bonjour, mes fils.

— Vive le roi Ferdinand !

— Oui, mes enfants, oui. Vive le roi et que Dieu le bénisse. Mais restons calmes, attendons les événements.

La petite troupe des natifs de Fuencarral – capes molletonnées, bâtons noueux dans des mains jeunes et rugueuses, bonnets froissés et chapeaux à bord tombant – attend son curé près de la fontaine de la Mariblanca. D’ici peu l’aiguille de l’horloge du Buen Suceso marquera huit heures, et un millier de personnes se pressent à la Puerta del Sol. L’atmosphère est lourde, mais les attitudes sont pacifiques. Les bruits les plus fantaisistes circulent : on affirme que Ferdinand VII est sur le point d’arriver à Madrid et même que, pour duper les Français, il va épouser une sœur de Bonaparte. Il y a des femmes qui vont et viennent pour exciter les attroupements, des étrangers à la ville et des gens des divers quartiers, mais c’est le petit peuple qui prédomine : ouvriers du Barquillo, du Rastro et de Lavapiés, employés, artisans, apprentis, petits fonctionnaires, portefaix, domestiques et mendiants. On voit peu de messieurs bien habillés, et aucune dame n’a osé se compromettre : la bonne société n’aime pas le désordre et préfère rester chez elle. Il y a aussi quelques étudiants et des enfants, presque tous des gamins des rues. Beaucoup d’habitants de la place et des rues voisines se tiennent aux portes, aux balcons et aux fenêtres. Nul militaire en vue, pas plus français qu’espagnol, à part les sentinelles à la porte de l’hôtel des Postes et un officier au balcon grillagé de l’édifice. Rumeurs sans fondements et affabulations courent de groupe en groupe.

— Est-ce qu’on a des nouvelles de Bayonne ?

— Toujours rien. Mais on dit que le roi Ferdinand s’est enfui en Angleterre.

— Pas du tout. Il est parti pour Saragosse.

— Ne dites pas de bêtises.

— Des bêtises ?… Je le sais de bonne source. Mon beau-frère est concierge aux Conseils.

Au loin, dans la foule, don Ignacio parvient à distinguer un autre prêtre portant soutane et tonsure. Tous deux, conclut-il, doivent être les seuls ecclésiastiques présents en ce moment à la Puerta del Sol. Cela le fait sourire : deux, c’est déjà trop, si l’on se réfère à l’ambiguïté très calculée de l’Église espagnole dans cette crise de la patrie. Si les nobles et les gens cultivés, qu’ils soient opposés aux Français ou partisans de leur présence, se rejoignent tous pour mépriser la colère et l’ignorance du peuple, l’Église, elle aussi, s’efforce, depuis la guerre avec la Convention, de continuer à nager entre deux eaux, combinant la méfiance des idées révolutionnaires avec sa traditionnelle habileté – ces journées en sont la preuve – pour rester du côté du pouvoir constitué quel qu’il soit. Ces dernières semaines, les évêques ont multiplié les exhortations au calme et à l’obéissance, redoutant une anarchie qui leur fait plus peur que l’occupation française. À l’exception de quelques patriotes irréductibles et de quelques fanatiques qui voient le diable sous chaque aigle impériale, l’épiscopat espagnol et la quasi-totalité du clergé sont disposés à asperger n’importe qui d’eau bénite pourvu qu’il respecte les biens ecclésiastiques, favorise le culte et garantisse l’ordre public. Croyant sentir d’où souffle le vent, certains évêques se mettent déjà ouvertement au service des nouveaux maîtres français, en justifiant leur position par des pirouettes théologiques. Et il faudra attendre que se confirme l’insurrection générale dans toute l’Espagne comme un ouragan de sang, de règlements de comptes et de brutalités, pour que la majorité des évêques déclarent être du côté de la rébellion, que les curés prêchent en chaire la lutte contre les Français et que le poète Bernardo López García puisse écrire, en simplifiant pour la postérité :

La Guerre ! a clamé le curé

Devant l’autel dans son ire.

La Guerre ! a chanté la lyre,

Et rien ne pourra la dompter.

Mais de tout cela – futurs poèmes et mythes patriotiques mis à part –, le jeune prêtre don Ignacio ne peut encore rien soupçonner. Et moins encore aux premières heures de cette journée. Il sait seulement qu’il a dans une poche le libelle froissé – œuvre d’un traître ou d’un gabacho, qu’importe –, dont le contact fait bouillir son sang, et dans l’autre le couteau, même s’il tente de chasser le mot « violence » de son esprit chaque fois qu’il le palpe. Et il éprouve une singulière chaleur qui confine au péché d’orgueil : il faudra régler ça à confesse, se dit-il, quand tout sera fini. Une sensation agréable, aiguë, totalement neuve, qui le fait se redresser fièrement, au milieu de ses paroissiens, quand il entend autour de lui les gens murmurer : « Regardez, vous vous rendez compte, ils ont un prêtre pour les mener ! » En tout cas, conclut-il, si les choses tournent mal aujourd’hui, personne ne pourra dire que tous les ecclésiastiques de Madrid sont restés à l’abri derrière leurs autels et dans leurs cloîtres.

Les oiseaux en émoi tournent autour des tours et des clochers de la ville. Huit heures sonnent, et les cloches des églises répondent aux tambours des gardes qui donnent le signal de la relève dans les casernes. Au même moment, dans sa maison du numéro 12 de la rue de la Ternera, le capitaine d’artillerie Luis Daoiz y Torres finit d’endosser son uniforme et s’apprête à rejoindre son poste à l’état-major de l’Artillerie, situé dans la rue San Bernardo. Officier doté d’un caractère placide, d’un grand prestige professionnel et d’une compétence hors du commun, parlant français, anglais et italien, intelligent et cultivé, Daoiz est en poste à Madrid depuis quatre mois. Né à Séville il y a quarante et un ans, récemment fiancé à une demoiselle andalouse de bonne famille, le capitaine est un homme d’aspect soigné et agréable, bien que de petite taille, car il mesure moins de cinq pieds. Son visage est légèrement basané, il porte des favoris à la mode, et il vient tout juste de se mettre aux oreilles, pour sortir dans la rue, les deux petits anneaux d’or que, par coquetterie militaire, il porte depuis le temps où il a servi comme artilleur sur les navires de la Flotte. Les appréciations élogieuses figurant sur ses états de service sont le fidèle reflet de vingt et un ans d’histoire militaire de sa patrie et de son époque : défense de Ceuta et Oran, campagne du Roussillon contre la République française, défense de Cadix contre l’amiral Nelson, et deux voyages aux Amériques sur le vaisseau San Ildefonso.

En prenant son sabre, le souvenir de l’altercation de la veille à l’auberge de Genieys lui revient à l’esprit comme un sombre nuage : trois officiers français arrogants et obtus, vociférant des grossièretés sur l’Espagne et les Espagnols sans se rendre compte que les militaires de la table voisine comprenaient leur langue. De toute manière, il ne veut plus y penser. Il déteste perdre son sang-froid, lui qui a la réputation d’avoir la tête sur les épaules ; mais c’est bien ce qui a failli se passer hier. Il est difficile de ne pas se laisser gagner par le climat général. Tout le monde a les nerfs à vif, la rue est inquiète, et la présente journée ne s’annonce pas plus facile que les précédentes. Aussi vaut-il mieux garder sa lucidité, le bon sens à sa place et le sabre au fourreau.