Je jure de me venger, dit-il, se dressant soudain dans l’obscurité. Je jure que je me vengerai des Français et de tout ce qu’ils ont fait. D’eux et des traîtres qui nous ont laissés seuls. Et que Dieu me tue si je faiblis.
Blas Molina Soriano tiendra son serment. L’Histoire des temps agités à venir doit enregistrer aussi son humble nom. Tenace, le serrurier s’enfuira de Madrid pour échapper aux représailles, reviendra après la bataille de Bailén pour contribuer à la défense de la ville, s’enfuira de nouveau après la capitulation et finira par rejoindre les guérillas. Le conflit terminé, Molina rédigera un mémoire – « Laissant ma femme abandonnée dans un total dénuement, pour me mettre au service de Votre Majesté et de la Patrie… » –, en sollicitant du roi un modeste emploi à la Cour. Mais Ferdinand VII, revenu en Espagne après avoir passé la guerre à Bayonne en félicitant Bonaparte pour ses victoires, ne lui répondra jamais.
9
L’Asturien José María Queipo de Llano, vicomte de Matarrosa et futur comte de Toreno, a vingt-deux ans. Élégant, cultivé, ses idées avancées le situeraient, en un autre moment, plus proche des Français que de ses compatriotes ; il sera, avec le temps, l’un des constitutionnalistes de Cadix, exilé libéral après le retour de Ferdinand VII et auteur d’une fondamentale Histoire du soulèvement, de la guerre et de la révolution d’Espagne. Mais ce soir, à Madrid, le jeune vicomte est loin d’imaginer tout cela ; ni que, dans vingt-huit jours, il prendra la mer à Gijón à bord d’un corsaire anglais afin d’aller demander de l’aide à Londres pour les Espagnols en armes.
— Nous n’avons pas pu sauver Antonio Oviedo, dit-il, abattu, en se laissant choir dans un fauteuil.
Les amis dans la maison desquels il vient d’entrer – les frères Miguel et Pepe de la Peña – sont consternés. Depuis le milieu de l’après-midi, en compagnie de son cousin également asturien Marcial Mon, José María Queipo de Llano a couru tout Madrid pour tenter d’obtenir la libération de leur ami intime, Antonio Oviedo ; lequel, sans avoir participé aux affrontements, a été pris par les Français au moment où il traversait une rue, désarmé, et sans la moindre provocation de sa part.
— Ils l’ont fusillé ? demande, angoissé, Pepe de la Peña.
— À l’heure qu’il est, sûrement.
Queipo de Llano relate à ses amis ce qu’il a fait. Après s’être rendus, lui et Mon, au domicile d’Antonio Oviedo, ils ont appris qu’il avait été conduit au Prado avec d’autres prisonniers et que là, malgré les promesses de Murat et les affirmations que tout était arrangé et terminé, on exécutait sans procès ni autres considérations les révoltés comme les innocents. Alarmés, les deux amis sont allés chez don Antonio Arias Mon, lequel, gouverneur du Conseil et membre de la Junte de Gouvernement, est aussi un parent du jeune Marcial Mon et de Queipo de Llano.
— Le pauvre vieux était recru de fatigue et faisait sa sieste… Il avait confiance, comme tout le monde, dans la promesse de Murat. Et quand nous avons réussi à le réveiller et à lui rapporter ce qui se passait, il ne pouvait y croire !… Tant cela choquait son honnêteté !
— Et qu’a-t-il fait ?
— Ce que pouvait faire toute personne respectable. Finalement convaincu de la véracité de ce que nous lui contions, il s’est lamenté en disant : « Et moi qui, de bonne foi, ai œuvré à désarmer le peuple, en engageant ma parole ! » Puis il nous a confié, rédigé et signé de sa main, un ordre de remettre Oviedo en liberté, en quelque endroit qu’il se trouve. Nous avons couru avec cette lettre de tous côtés, en passant entre les Français, toujours plus de Français…
— Qui nous ont causé de belles frayeurs, précise Marcial Mon.
— Bref, nous avons fini notre périple à l’hôtel des Postes, poursuit Queipo de Llano, où c’est le général Sexti qui commande pour la partie espagnole. Enfin, « commander » est un euphémisme.
— Je connais Sexti, dit Miguel de la Peña. Un Italien fat et prétentieux, au service de l’Espagne.
— Eh bien, ce misérable paye fort mal sa patrie d’adoption.
Avec la plus extrême froideur du monde, il a regardé l’ordre, haussé les épaules et dit sèchement : « Il faudra que vous vous entendiez avec les Français… » Ça n’a servi à rien que nous lui rappelions qu’il est responsable, avec le général Grouchy, du tribunal militaire. Il nous a répondu que, pour éviter toute contestation, il livre tous les prisonniers aux Français et qu’il s’en lave les mains.
— L’infâme ! s’écrie Pepe de la Peña.
— C’est bien ce que je lui ai dit, presque dans ces termes, et il m’a tourné le dos. J’ai même cru un instant qu’il allait nous faire arrêter.
— Et Grouchy ?
— Il a refusé de nous recevoir. Un aide de camp nous a éconduits de la manière la plus grossière, et nous avons eu de la chance qu’on nous ait laissés partir sans autre violence. Je crains qu’à cette heure le pauvre Oviedo…
Les quatre amis restent silencieux. À travers les fenêtres fermées leur parvient le bruit d’une salve lointaine.
— J’entends des pas dans l’escalier, dit Miguel de la Peña.
Tous s’alarment, car nul n’est sûr de rien, cette nuit à Madrid. Marcial Mon se décide finalement à se diriger vers la porte, l’ouvre et fait un pas en arrière, comme s’il venait de voir un spectre.
— Antonio !… C’est Antonio Oviedo !
Avec des exclamations de joie, ils se précipitent sur leur ami qui arrive pâle et défait, les habits en désordre. Porté presque à bout de bras sur un sofa, il parvient à se remettre grâce à un verre d’alcool qu’on lui tend pour qu’il reprenne quelques couleurs et puisse parler. Après quoi, Oviedo raconte son histoire : celle de tant de Madrilènes qui, aujourd’hui, se trouvent face à un peloton d’exécution, à cette heureuse différence près que, sur le point d’être fusillé, il a dû la vie à la bienveillance d’un officier français qui a reconnu en lui un client habituel de la Fontaine d’Or.
— Et les autres ?
— Morts… Tous morts.
L’horreur se lit dans ses yeux et, absent, dans la nuit qui obscurcit la ville, Antonio Oviedo avale d’un trait le reste de son verre. Le jeune Queipo de Llano, qui entoure son ami de ses soins les plus tendres, s’aperçoit avec effroi qu’il lui est venu des cheveux blancs.
Les impressions de la journée qu’ils viennent de vivre affectent aussi la raison d’autres malheureux. C’est le cas de Joaquín Martínez Valente, né à Saragosse, dont le frère Francisco, âgé de vingt-sept ans, avocat des Collèges royaux, tenait à la Puerta del Sol un commerce conjointement avec leur oncle, Jerónimo Martínez Mazpule. Leur boutique est restée fermée toute la journée, et ils l’ont rouverte à la fin de l’après-midi, la paix revenue ; à la dernière heure, des soldats français et deux mamelouks se sont présentés. Prétextant que des tirs étaient partis de là le matin, ils ont entouré l’oncle et le neveu sur le seuil de leur commerce. Martínez Mazpule a réussi à leur échapper en barricadant la porte. Mais pas Francisco Martínez Valente, frappé et traîné jusqu’à la porte de la boutique voisine. Là, malgré les efforts des employés pour le faire entrer et le sauver, l’avocat a reçu un coup de pistolet qui lui a fait sauter la cervelle en présence de son frère qui accourait à son aide. Maintenant, égaré par la vision et la terreur de l’abominable supplice, Joaquín Martínez Valente délire, reclus dans la maison de son oncle, en poussant des hurlements qui font trembler tout le voisinage. Il mourra quelques mois plus tard, à l’asile de fous de Saragosse.
Nombreux sont les pauvres gens étrangers à la révolte qui continuent de tomber victimes des représailles, malgré la publication de la paix, ou parce qu’ils ont cru en celle-ci. En dehors des exécutions organisées qui se poursuivront jusqu’à l’aube, beaucoup de Madrilènes sont assassinés durant la nuit pour s’être aventurés à leurs balcons ou à leurs portes, avoir eu de la lumière à une fenêtre, ou s’être trouvés à portée de tir des fusils français. C’est ainsi que le berger de dix-neuf ans Antonio Escobar Fernández meurt d’une balle près du Manzanares, alors qu’il revient avec ses brebis dans l’obscurité ; et une sentinelle abat la veuve María Vais de Villanueva qui se rend au domicile de sa fille, au 13 de la rue Bordadores. Les tirs sporadiques de la soldatesque ivre, par provocation ou par vengeance, tuent également des innocents dans leurs foyers. C’est le cas de Josefa García, quarante ans, qu’une balle blesse à mort parce qu’elle se tient près d’une fenêtre éclairée, dans la rue de l’Almendro. C’est aussi celui de María Raimunda Fernández de Quintana, la femme d’un domestique du palais Cayetano Obregón, qui attend sur son balcon le retour de son mari, et d’Isabel Osorio Sánchez, qui est frappée au moment où elle arrose les fleurs de sa maison, rue Rosario. Meurent également, rue Leganitos, l’enfant de douze ans Antonio Fernández Menchirón et ses voisines Catalina González de Aliaga et Bernarda de la Huelga ; dans la rue Torija, la veuve Mariana de Rojas y Pineda ; dans la rue Molino de Viento, la veuve Manuel Diestro Nublada ; et dans la rue Soldado, Teresa Rodríguez Palacios, trente-huit ans, alors qu’elle allume un quinquet. Dans la rue Toledo, au moment où le commerçant en lingerie Francisco Lopez s’apprête à dîner en famille, une décharge frappe les murs, brise les vitres d’une fenêtre et le tue d’une balle.