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— Je ne sais si Navarro intercède, ni auprès de qui, dit Juan Cónsul. La seule chose qu’il répète à qui veut l’entendre, c’est qu’il ne se considère pas comme responsable et qu’il ne sait rien ; mais que s’il s’était trouvé aujourd’hui à Monteleón, il serait demain à des lieues de Madrid.

— Alors nous sommes perdus ! s’exclame Cordoba.

— S’ils nous prennent, tu peux en être sûr, confirme Juan Cónsul. Moi, je quitte la ville.

— Et moi aussi. Dès que je serai passé chez moi pour rassembler quelques affaires.

— Faites attention, leur recommande Cabanes. Ne perdez pas de temps.

Les militaires s’embrassent, en jetant un dernier regard sur Daoiz et Velarde.

— Adieu à tous. Bonne chance.

— Oui. Que Dieu nous protège tous… Vous venez, Almira ?

— Non. – Le secrétaire fait un geste en direction des corps des deux capitaines. – Quelqu’un doit les veiller.

— Mais les Français…

— Je me débrouillerai. Partez.

Les autres ne se font pas prier. Le lendemain matin, quand les fossoyeurs Nieto et Herrero enterreront les cadavres dans la plus grande discrétion, seul Manuel Almira sera là, fidèle jusqu’à la fin. Daoiz sera inhumé dans la crypte même, sous l’autel de la chapelle de Notre-Dame de Valbanera, et Verlarde enterré dehors, avec d’autres morts de la journée, dans la cour de l’église et près d’un puits d’eau limpide, dans un endroit appelé El Jardinillo – le petit jardin. Des années après, Herrero témoignera : « Nous avons pris la précaution de laisser les corps des susnommés Luis Daoiz et Pedro Velarde le plus près possible de la surface, pour le cas où, dans quelque temps, il serait possible de les transférer en un autre lieu plus digne d’honorer leur mémoire. »

Ildefonso Iglesias, infirmier à l’hôpital du Buen Suceso, s’arrête, horrifié, sous la voûte qui fait communiquer la cour et le cloître. À la lueur de la lanterne que porte son camarade Tadeo de Navas, l’amoncellement des cadavres bouleverserait les plus insensibles. Iglesias et son compagnon ont vu beaucoup d’atrocités au cours de la journée, puisqu’ils l’ont passée tous les deux, au risque de leur vie, à soigner les blessés et à transporter les morts quand les tirs des Français le leur permettaient. Pourtant, le spectacle lamentable qu’offrent l’église et l’hôpital qui jouxtent la Puerta del Sol leur fait dresser les cheveux sur la tête. Quelques corps ont été retirés à la nuit tombante par les amis et les parents assez courageux pour oser s’exposer aux balles françaises, mais la plupart de ceux qui ont été fusillés à trois heures de l’après-midi sont toujours là : livides, inertes, sur de grandes flaques de sang coagulé, ils répandent la puanteur de leurs entrailles déchiquetées et de leurs viscères à l’air. La puanteur de la mort et de la solitude.

— Ils ont bougé, chuchote Iglesias.

— Ne dis pas de bêtises.

— Je t’assure. Quelque chose a bougé parmi ces morts.

Prudemment, le cœur battant, les deux infirmiers s’approchent des cadavres en élevant la lanterne pour les éclairer. Il en reste quatorze : yeux vitreux, bouche entrouverte et mains crispées, dans toutes les postures où la mort les a surpris ou tels que les Français les ont laissés après les avoir assassinés, non sans avoir pratiqué sur eux leurs ultimes larcins.

— Tu as raison, balbutie Navas abasourdi. Il y a quelque chose qui bouge de ce côté.

Alors qu’ils approchent encore la lanterne, un gémissement léger, assourdi, venu d’un autre monde, fait trembler les deux garçons, qui reculent, effrayés. Une main, couverte de sang brunâtre, vient de s’agiter faiblement au milieu des cadavres.

— Celui-là est vivant.

— Impossible.

— Regarde-le… Il est vivant… – Iglesias touche la main. – Je sens son pouls.

— Sainte Vierge !

Les infirmiers écartent les corps rigides et froids, et ils dégagent celui qui respire encore. Il s’agit de l’imprimeur Cosme Martínez del Corral qui est là depuis huit heures, laissé pour mort après avoir reçu quatre balles et s’être fait voler, avec ses vêtements, les 7250 réaux en billets qu’il portait sur lui. Ils l’extirpent du tas comme un spectre, nu et couvert de la tête aux pieds d’une croûte de sang séché, le sien et celui des autres. Transporté de toute urgence, le chirurgien Diego Rodríguez del Pino parviendra à le réanimer et à obtenir sa complète guérison. Tout le reste de sa vie, qu’il passera à Madrid, voisins et connaissances traiteront Martínez del Corral avec un respect superstitieux : l’homme qui, dans la journée du 2 mai, s’est battu contre les Français, a été fusillé et est revenu d’entre les morts.

Le soldat des Volontaires de l’État Manuel García marche dans la rue de la Flor, les mains liées dans le dos, encadré par un détachement français. La fine pluie qui a commencé à tomber du ciel obscur un peu avant minuit mouille son uniforme et sa tête nue. Après s’être battu au parc d’artillerie où il servait un canon, García a pu regagner la caserne de Mejorada avec le capitaine Goicoechea et le reste de ses camarades. Dans l’après-midi, quand la rumeur s’est propagée que les militaires qui avaient lutté à Monteleón seraient, eux aussi, passés par les armes, García a quitté la caserne en compagnie du cadet Pacheco, du père de ce dernier et de quelques soldats. Il est allé se cacher chez lui, où sa mère l’attendait, morte d’inquiétude. Mais plusieurs voisins l’ont vu arriver épuisé et brisé par la bataille, et l’un d’eux l’a dénoncé. Les Français sont venus le chercher, en défonçant la porte devant la mère terrorisée, pour l’emmener sans ménagements.

— Plus vite !… Allez !… Toi aller plus vite !

En le poussant avec leurs fusils, les Français enferment le soldat dans une caserne en construction – connue plus tard comme la caserne des Polonais –, où, dans la cour, à la lumière des torches qui grésillent sous la pluie, il découvre un groupe de prisonniers attachés au milieu des baïonnettes, exposés au froid de la nuit. Les Français le laissent avec eux : ils sont allongés par terre ou assis, leurs vêtements trempés, épuisés par les coups et les vexations. De temps à autre, les Français en prennent un, le conduisent dans un angle de la cour et, là, le fouillent, l’interrogent et le battent sans pitié. Sans cesse retentissent des cris qui font trembler ceux qui attendent leur tour. Parmi les détenus, García reconnaît un civil qui se trouvait à Monteleón. C’est ce que lui confirme cet homme du peuple, Juan Suárez, habitant le quartier du Barquillo, capturé par une patrouille de chasseurs de Bigorre au moment où il fuyait après l’entrée des Français.

— Qu’est-ce qu’ils vont faire de nous ? demande le soldat.

Le civil, qui est assis par terre, dos à dos avec un autre prisonnier, fait un geste d’ignorance.

— Ça se peut qu’ils nous fusillent, et ça se peut que non. Ici, chacun dit une chose différente… On parle de nous décimer : comme nous sommes nombreux, ils en prendraient un certain nombre dans le tas pour les fusiller, ou quelque chose comme ça. Mais d’autres disent qu’ils vont nous tuer tous.

— Et nos autorités accepteront ça ?

Le civil regarde le soldat comme s’il avait affaire à un demeuré. Le visage de Suárez, barbu, sale et trempé, luit, graisseux, à la lumière des torches. García observe qu’il a les lèvres éclatées par les coups et la soif.