Cette même nuit, tandis que le prêtre don Francisco Gallego marche dans la file de prisonniers, ses supérieurs ecclésiastiques préparent des documents destinés à marquer leurs distances par rapport aux événements de la journée. Plus tard, surtout après la défaite française de Bailén, l’évolution de la situation et l’insurrection générale conduiront l’épiscopat espagnol à s’adapter aux nouvelles circonstances ; ce qui n’empêchera pas, à la fin de la guerre, que dix-neuf évêques soient accusés d’avoir collaboré avec le gouvernement de l’envahisseur. Mais pour l’heure, l’opinion officielle de l’Église sur la journée qui s’achève se reflétera avec éloquence dans la pastorale rédigée par le Conseil de l’Inquisition :
Les désordres scandaleux qui ont agité le bas peuple contre les troupes de l’Empereur des Français rendent nécessaire, de la part des autorités, la plus active et la plus zélée des vigilances… De semblables mouvements séditieux, loin de produire les effets propres à l’amour et à la loyauté envers ceux qui les méritent, ne servent qu’à plonger la Patrie dans les convulsions, en brisant les liens de subordination qui garantissent le bien-être des peuples.
Mais, de tous les textes et lettres rédigés par les autorités ecclésiastiques à propos des événements de Madrid, le plus éloquent sera la pastorale de don Marcos Caballero, évêque de Guadix. Dans celle-ci, Son Éminence, après avoir approuvé le châtiment « justement mérité par ceux qui ont désobéi et se sont révoltés », donne cet avertissement :
Un si détestable et pernicieux exemple ne doit pas se répéter en Espagne. Dieu ne peut permettre que l’horrible chaos de la confusion et du désordre vienne à se renouveler… La juste raison connaît et voit en toute clarté l’abominable et monstrueuse aberration du tumulte, sédition ou émeute de la populace aveugle et ignare.
Leandro Fernández de Moratín n’est pas sorti de sa maison de la rue Fuencarral. Apeuré, il s’est habillé sommairement pour la matinée, parce qu’il ne voulait pas que les hordes – qu’il craignait de voir monter son escalier, conduites par la chevrière boiteuse – le traînent dans la rue en pantoufles et robe de chambre. Et il restera ainsi jusqu’au soir, pas peigné, pas rasé, sans toucher au repas que lui a servi sa vieille servante. Le dramaturge a passé les dernières heures immobile dans un fauteuil, désemparé, en essayant par moments de travailler mais en laissant l’encre sécher dans la plume, ou d’ouvrir un livre dont il était incapable de lire les lignes. Toute la journée, il n’a fait qu’aller et venir entre son fauteuil et le balcon, dans l’attente de nouvelles de ses amis, mais seul l’abbé Juan Antonio Melón, le plus intime, lui a rendu visite. À la solitude et au désarroi de Moratín est venue s’ajouter la frayeur causée par les détonations, les cris des habitants exaltés, le fracas de la cavalerie française parcourant les rues. Dans le bref temps qu’ils ont passé ensemble, Melón a tenté de le rassurer, en lui racontant comment les Français réprimaient les troubles pendant que la Junte de Gouvernement proclamait la paix. Maintenant que la nuit a envahi les vitres des fenêtres comme une noire menace, Moratín, toujours dans l’incertitude, ne sait que penser. Éloigné des classes populaires par ses succès au théâtre, son éducation et sa pusillanimité lui font haïr la violence ignorante, démesurée, des basses classes quand elles se déchaînent ; mais, en même temps, il se sent sincèrement patriote, et la fusillade française, la mort de civils sans défense révoltent ses sentiments d’Espagnol éclairé.
« Malheureuse, cruelle, aimée et détestable patrie », se dit-il amèrement. Puis il ferme d’un coup le livre, retourne arpenter le salon d’un pas mal assuré, guette un moment au balcon et va s’adosser au buffet en laissant errer son regard sur les volumes qui couvrent le mur d’en face. Il regrette que la journée qui s’achève lui ait donné raison. Il ne trouve pas dans sa conscience d’artiste, dans ses idées qui ont toujours eu pour référence l’autre côté des Pyrénées, d’autre voie que la soumission à la France : au pouvoir incontestable, irrémédiable et sans retour en arrière possible. Ne pas monter dans le char triomphal signifie pour ceux qui pensent comme lui – ces afrancesados tant haïs du vulgaire – rester en marge de l’Histoire, de l’Art et du Progrès. Voilà pourquoi Moratín, en dépit des décharges isolées qui résonnent au loin, oppose à la douleur du cœur le baume de la raison, soulagée par le fait que, brutalement et objectivement, ces tirs remettent les choses à leur place. Ce double sentiment, impossible à concilier, expliquera que, dans les temps à venir, le plus brillant homme de lettres de l’Espagne mettra son talent au service de Murat et du futur roi Joseph, et qu’il adulera ceux-ci et Napoléon comme, auparavant, Charles IV et Godoy. De la même manière que, plus tard, après avoir pris le triste chemin de l’exil avec les défaites de l’armée française – unique garante de sa vie –, il adulera la Constitution de Cadix et Ferdinand VII, en cherchant une impossible réhabilitation. Et que, vingt ans après cette nuit funeste, Moratín mourra à Paris, amer et stérile, hanté par l’idée d’avoir trahi une nation à laquelle il avait donné son œuvre littéraire mais qu’il n’avait pas su, ni voulu, accompagner dans son sacrifice. Finalement, et bien des années plus tard encore, un de ses biographes résumera son caractère en des termes qui pourraient lui servir d’épitaphe : « S’il changea si souvent d’opinion, c’est parce qu’il n’en eut jamais. »
La pluie crible l’obscurité de toutes parts. Il est quatre heures du matin et il fait encore nuit noire. Devant la caserne du Prado Nuevo, dans une clairière de la colline du Príncipe Pío, deux lanternes posées par terre éclairent, en ombres chinoises, un groupe nombreux de silhouettes rassemblées devant un talus et un mur : quarante-quatre hommes, attachés isolément, deux par deux, ou en files de quatre ou cinq liées à la même corde. Avec eux, entre le soldat des Volontaires de l’État Manuel García et le péon de corrida Gabriel López, Juan Suárez observe avec méfiance le peloton de soldats français formé sur trois rangs. Ce sont des marins de la Garde, a dit García, qui, par son métier, connaît les uniformes. Coiffés de shakos sans visière, les Français portent à la ceinture les sabres réglementaires et protègent de la pluie les platines de leurs fusils. La lueur des lanternes fait briller les capotes grises, luisantes d’eau.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande Gabriel López, épouvanté.
— Il se passe que c’est la fin, murmure, lucide, le soldat Manuel García.
Beaucoup devinent la suite et tombent à genoux en suppliant, en jurant ou en priant. D’autres lèvent en l’air leurs mains ligotées et font appel à la pitié des Français. Dans le bruit des prières et des imprécations, Juan García entend un des prisonniers – le seul prêtre qui se trouve parmi eux – réciter à haute voix le Confiteor, repris par quelques voix tremblantes. D’autres, moins résignés, se débattent dans leurs liens et tentent de se jeter sur les bourreaux.