Выбрать главу

— Enfants de putain !… Salauds de gabachos !

Des gardes écartent des prisonniers et les poussent avec leurs baïonnettes contre le talus et le mur. D’autres, rendus nerveux par les cris, se mettent à tirer sur les plus agités. Des coups de feu retentissent çà et là, et, à leur lueur, apparaissent des visages où se lisent le mépris, la panique ou la haine. Les hommes commencent à tomber, seuls ou en amoncellements confus. Un ordre est crié en français, et les soldats en capote grise du premier rang lèvent d’un seul mouvement leurs fusils, visent, et la décharge abat le premier groupe poussé contre le mur.

— Ils nous tuent !… En avant !… En avant !

Quelques désespérés – très peu – se lancent contre les baïonnettes françaises. Certains, qui ont rompu leurs liens, lèvent les bras en manière de défi, font quelques pas ou tentent de fuir. À coups de baïonnettes et de crosses, les gardes poussent un nouveau groupe, les prisonniers avancent en aveugles et piétinent des corps. À cet instant, le deuxième rang de capotes grises relève le premier, un nouvel ordre retentit, et une autre salve, dont les éclairs se fragmentent et se multiplient dans les rafales de pluie, illumine la scène. D’autres hommes tombent en tas, et leurs cris, leurs insultes et leurs supplications sont fauchés net. Maintenant les Français reculent un peu pour laisser davantage d’espace, et le tonnerre d’une troisième salve éclate, dont les éclairs se reflètent, rouges, sur les ruisseaux de sang qui inondent les corps tombés et se mélangent à l’eau qui imprègne la terre. Attaché à Manuel García et à Gabriel López, Juan Suárez, qui s’est vu poussé contre le talus et forcé à s’agenouiller, frappé par les crosses et piqué par les baïonnettes, glisse dans la boue et le sang. À travers la pluie qui coule sur son visage, il voit, impuissant, les silhouettes grises épauler de nouveau leurs fusils et viser. Il tremble de froid et de peur.

— Feu !

Le chapelet d’éclairs l’éblouit, il sent le plomb frapper la terre derrière lui, il l’entend entrer dans les chairs des hommes autour de lui. Il se débat dans un spasme d’angoisse, en tentant de dérober son corps aux tirs, et, soudain, s’aperçoit que ses mains sont libérées, comme si, à la chute de ses camarades, la corde avait été rompue par leur poids ou tranchée par une balle. Ce qui est sûr, c’est qu’il est toujours sur ses jambes, aveuglé et terrorisé après la salve, parmi d’autres qui restent debout ou agenouillés et crient, se cramponnent ou s’effondrent, blessés, morts. Un sursaut confus et désespéré secoue le corps de l’homme et le fait reculer jusqu’au pied même du talus. Là, après avoir regardé, incrédule, ses mains libres, il est pris d’une subite résolution, écarte à coups de poings les hommes qui l’entourent encore et, marchant sur des cadavres et des mourants, de la boue et du sang, court comme un dément vers l’obscurité. Il passe de la sorte, rapide et protégé par la chance, entre des ombres amies ou ennemies, des mains qui essayent de le retenir, des appels, des éclairs de tirs qui le frôlent à bout portant. À la fin, détonations et cris restent derrière lui. La nuit n’est plus que ténèbres, eau noire, clapotement de la boue sous ses pieds qui continuent de courir avec le désespoir instinctif de l’homme qui s’accroche à la vie. Le sol se dérobe soudain, Suárez roule sur la pente d’un ravin et atterrit, meurtri, devant un grand mur. Il entend de nouveau des voix de Français qui lui donnent la chasse et sont sur le point de le rattraper.

— Arrête, salaud ! Viens ici !

D’autres coups de feu retentissent, des balles sifflent tout près. Juan Suárez bondit avec un gémissement d’angoisse, il s’agrippe au faîte du mur et grimpe comme il peut, en dérapant sur la pierre mouillée. Ses poursuivants sont là, ils veulent le saisir par les jambes ; mais, malgré les coups d’un sabre qui lui blessent une cuisse, une épaule et la tête, il retombe vivant de l’autre côté, se relève sans regarder derrière lui et continue de courir sans rien voir, se découpant sur la fine ligne bleuâtre de l’aube qui commence à se dessiner à l’horizon, sous la pluie.

À cinq heures et quatre minutes, le jour se lève sur Madrid. La pluie s’est arrêtée, et la clarté brumeuse commence à se répandre dans les rues. Engoncées dans leurs capotes, immobiles aux carrefours de la ville apeurée et silencieuse, les silhouettes grises des sentinelles françaises se détachent, menaçantes. Les canons sont braqués sur les avenues et les places où les cadavres demeurent allongés sur le sol, collés aux murs, dans les flaques de la pluie récente. Une patrouille de cavalerie française passe lentement, le bruit des sabots résonnant dans les rues étroites. Ce sont des dragons, et ils portent des casques mouillés, des capotes couleur cendre sur les épaules et des carabines en travers de l’arçon.

— Ils conduisent des prisonniers ?

— Non, ils sont seuls.

— J’ai cru qu’ils venaient te chercher.

De la fenêtre de sa maison, le lieutenant Rafael de Arango qui noue sa cravate voit s’éloigner les cavaliers. Il a passé une nuit blanche à préparer sa fuite de Madrid. Murat a finalement ordonné d’arrêter tous les artilleurs qui ont participé au soulèvement du parc de Monteleón, et le jeune lieutenant ne veut pas rester à attendre. Son frère, l’intendant honoraire de l’armée José de Arango, chez qui il vit, l’a convaincu de s’évader de la ville et s’est occupé des préparatifs adéquats pendant que Rafael rassemblait les affaires nécessaires pour le voyage. Mais, d’abord, tous deux se proposent d’accomplir une formalité qu’ils jugent indispensable : rendre visite au ministre de la Guerre, O’Farril, avec qui la famille Arango a des liens de parenté et de voisinage, pour le consulter sur la marche à suivre. Dans le cas où le ministre ne voudrait pas se compromettre en faveur du lieutenant d’artillerie, son frère a déjà tracé, avec quelques amis militaires, un plan d’évasion : Rafael ira à la caserne des Gardes espagnoles, où il a été prévu de le cacher jusqu’au moment où, déguisé en enseigne de ce corps, on pourra le faire sortir de la ville.

— Je suis prêt, dit le jeune homme en enfilant son manteau.

Son frère l’inspecte avec minutie. Il a presque dix ans de plus que lui, il l’aime beaucoup et prend soin de lui comme le ferait leur père absent. Rafael de Arango remarque qu’il a l’air ému.

— Il faut nous dépêcher.

— Bien sûr.

Le lieutenant d’artillerie glisse sans ses poches – il est en civil, par précaution – une cartouche de pièces d’or et la montre que son frère vient de lui donner, ainsi que les faux papiers qui font de lui un enseigne des Gardes espagnoles et une miniature représentant sa mère, qu’il gardait dans sa chambre. Un moment, il contemple le pistolet à canon court chargé qui est posé sur la table, en hésitant entre prudence et instinct militaire. Le frère résout la question en hochant la tête.

— C’est dangereux. Et il ne te servira à rien.

Ils se regardent un instant en silence, car il n’y a guère plus à dire. Rafael de Arango consulte sa montre.

— Je regrette de te donner tous ces soucis.

Son frère a un sourire mélancolique.

— Tu as fait ce que tu devais faire. Et grâce à Dieu, tu es vivant.

— Tu te souviens de ce que tu m’as dit, hier matin, presque à la même heure ?… « Rappelle-toi toujours que nous sommes nés espagnols. »

— Dommage que nous ne l’ayons pas tous fait… Dommage que nous ne nous soyons pas tous souvenus de ce que nous sommes.

Au moment où ils se dirigent vers la porte, le lieutenant s’arrête, songeur, et prend son frère par le bras.

— Attends un instant.

— Nous sommes pressés, Rafael.

— Attends, je te dis. Il y a quelque chose que je ne t’ai pas encore raconté. Hier, dans le parc, j’ai connu des moments étranges. Je me sentais différent, tu sais ?… Étranger à tout ce qui n’était pas ces gens et ces canons avec lesquels nous tentions de toutes nos forces… C’était singulier de les voir tous, femmes, habitants, enfants, se battre comme ils le faisaient, sans les munitions qu’il fallait, sans tranchées ni défenses, poitrines découvertes, et les Français trois fois repoussés et même un temps prisonniers… Eux qui étaient dix fois plus nombreux que nous, et qui n’ont pas pensé à fuir quand nous leur tirions dessus à coups de canons, parce qu’ils étaient plus stupéfaits que vaincus… Je ne sais si tu comprends ce que je veux dire.