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Tandis qu’il descend les deux étages, Daoiz pense à son camarade Pedro Velarde. Il y a quelques jours, lors de la dernière réunion qu’ils ont tenue avec le lieutenant-colonel Francisco Novella et d’autres officiers chez Manuel Almira, officier d’intendance de l’artillerie, Velarde continuait contre toute logique à se montrer partisan de prendre les armes contre les Français.

— Ils sont déjà maîtres de toutes les places fortes en Catalogne et dans le Nord, argumentait-il, exaspéré. Ils accaparent les approvisionnements et les munitions, les casernes, les transports, les chevaux et les fournitures… Ils nous imposent une humiliation continuelle, intolérable. Ils nous traitent comme des bêtes et nous méprisent comme des sauvages.

— Ils changeront peut-être de manières avec le temps, a objecté Novella sans guère de conviction.

— Ces gens-là, changer ? Je les connais bien. J’ai trop fréquenté, à Buitrago, Murat et les bellâtres de son état-major… Rien que de la canaille !

— Il faut pourtant bien reconnaître leur supériorité.

— C’est un mythe. La Révolution leur a fait perdre la théorie, et seules leurs campagnes continuelles ont accru leur pratique. Ils n’ont pas d’autre supériorité que leur arrogance.

— Tu exagères, Pedro, l’a contredit Daoiz. Ils ont la meilleure armée du monde. Admets-le.

— La meilleure armée du monde, c’est un Espagnol en colère et avec un fusil.

Une discussion de plus, après tant d’autres inutiles et interminables. Cela n’a servi à rien de rappeler à cet exalté de Velarde que la conspiration préparée par les artilleurs – dix-neuf mille fusils pour commencer, et l’Espagne en armes – avait échoué, que tout le monde les laissait seuls, et que Velarde lui-même avait coulé leur projet en en exposant les détails au général O’Farril. D’ailleurs, même les intentions du roi Ferdinand ne sont pas claires. Pour les uns, ce jeune homme n’est qu’ambiguïté et indécision ; pour d’autres, il hésite entre un soulèvement en son nom et une agitation modérée dans une attente prudente.

— L’attente de quoi ? insistait Velarde impatient, en criant presque. Il ne s’agit plus de se soulever pour le roi ou pour n’importe quoi de pareil. Il s’agit de nous ! De notre dignité et de notre honneur !

Les arguments employés par Daoiz et par d’autres ont été inutiles. Velarde ne voulait pas en démordre.

— Nous devons nous battre ! répétait-il. Nous battre, nous battre, et nous battre !

Il était comme fou. Et, sans cesser son incantation, il a fini par se lever et a disparu dans l’escalier pour rentrer chez lui ou Dieu sait où, tandis que les autres échangeaient des regards mélancoliques et haussaient les épaules avant de se séparer, chacun retournant à ses affaires.

— Il n’y a rien à faire, a dit en partant le brave Almira en hochant tristement la tête.

Daoiz, le cœur brisé, a été d’accord. Et il l’est toujours ce matin. Pourtant, le plan n’était pas mauvais. On avait passé en revue les tentatives précédentes, comme celle de José Palafox entre Bayonne et Saragosse, et l’idée de former dans les montagnes de Santander une armée de résistance composée de troupes légères ; mais Palafox avait été découvert, et il avait dû se cacher – il prépare maintenant un soulèvement en Aragón –, et l’autre projet avait abouti dans les mains du ministre de la Guerre pour être classé sans autre forme de procès.

« Ayez la bonté de ne pas me compliquer la vie. » Tel avait été le commentaire avec lequel le général O’Farril, fidèle à son style, avait enterré l’affaire.

Pourtant, malgré les difficultés et l’absence d’intérêt de la Junte de Gouvernement, une troisième conspiration, celle des artilleurs, a été discutée jusqu’à ces derniers jours. Le plan, élaboré au cours de réunions secrètes dans la chocolaterie de la voûte de San Ginés, à la Fontaine d’Or et chez Almira, 31 rue Preciados, ne visait pas à remporter une victoire militaire, impossible contre les Français, mais à être l’étincelle qui déclencherait une vaste insurrection nationale. Cela faisait un certain temps que, grâce au colonel Navarro Falcón qui, tout en feignant de ne pas être au courant, protégeait les conspirateurs, on travaillait en secret dans le parc d’artillerie de Monteleón à la fabrication de cartouches pour les fusils, de boulets et de mitraille pour les canons, en réhabilitant des pièces d’artillerie et en dissimulant la dernière livraison de fusils expédiée de Plasencia pour éviter que les Français ne mettent la main dessus, comme les fois précédentes ; ces derniers jours, cependant, le quartier général de Murat a été alerté et le ministère de la Guerre a donné des ordres pour que ces activités soient suspendues ; les artilleurs ont donc dû transférer l’atelier de fabrication des cartouches dans une maison privée. Ils ont également établi des liaisons avec toutes les régions militaires d’Espagne et ont fixé, convaincus par Pedro Velarde, les lieux de concentration des troupes et des futures milices, les commandements respectifs, les dépôts de matériel et les points où intercepter les courriers français et couper leurs communications. Mais tout cela exigeait des moyens qui dépassaient ceux de leur seul corps ; c’est pourquoi Velarde, toujours impétueux, a décidé de son propre chef et à ses risques et périls de demander l’aide de la Junte de Gouvernement. Et donc, sans consulter personne, il est allé voir le général O’Farril et lui a révélé le plan.

Tandis qu’il traverse la place Santo Domingo en direction de la rue San Bernardo, Luis Daoiz revit l’effroi qu’il a ressenti en entendant son camarade lui raconter les détails de sa conversation avec le ministre de la Guerre. Velarde était excité, naïf et plein d’optimisme, convaincu de l’adhésion du ministre. Mais, en écoutant son récit, Daoiz qui en sait long sur la nature humaine a compris que la conspiration était condamnée. C’est pourquoi, s’épargnant des reproches qui n’auraient servi à rien, il s’est borné à observer un silence attristé, puis à hocher la tête à la fin.

— C’est fichu, a-t-il dit.

Velarde avait pâli.

— Comment, fichu ?

— Oui, fichu. Oublie tout ça… Nous avons perdu.

— Tu es fou ? – Son ami, impulsif comme toujours, le tirait par la manche de sa tunique. – O’Farril a promis de nous aider !

— Lui ?… Nous aurons de la chance s’il ne nous met pas tous aux arrêts de forteresse.

Daoiz n’avait que trop raison, et les conséquences de cette indiscrétion n’avaient pas tardé à venir : changements d’affectation pour les artilleurs, mouvements tactiques des troupes impériales, et un détachement de Français à l’intérieur du parc d’artillerie. Le souvenir de la visite du roi Ferdinand à Monteleón début avril, quatre jours avant de partir pour Bayonne sans autre escorte qu’un aide de camp à cheval, et celui des acclamations des artilleurs qui l’avaient suivi pendant qu’il parcourait l’intérieur, accroît maintenant la tristesse du capitaine. « Vous êtes à moi. Je peux me fier à vous, parce que vous défendrez ma couronne », avait dit à la fin le jeune roi d’une voix forte, en les félicitant, lui et ses camarades. Mais en ce premier lundi de mai, ligotés par les ordres, la méfiance ou la prudence de leurs supérieurs, les artilleurs ne sont ni au roi ni à personne. Ils ne peuvent même pas se faire confiance entre eux. Le conjuré le plus élevé en grade est Francisco Novella qui n’est que lieutenant-colonel et qui, de plus, est en mauvaise santé ; les autres sont quelques capitaines et lieutenants. Les efforts personnels de Daoiz pour rallier le corps des Hallebardiers, les Volontaires de l’État de la caserne de Mejorada et les Carabiniers royaux de la place de la Cebada n’ont pas non plus donné de résultats ; à part les Gardes du Corps et un nombre restreint d’officiers de rang inférieur, personne, en dehors du petit groupe d’amis, n’ose se rebeller contre l’autorité. C’est pourquoi, par prudence, et malgré les réticences de Pedro Velarde, de Juan Cónsul et de quelques autres, les conspirateurs ont reporté leur projet à des jours meilleurs. Ceux qui les suivraient sont trop peu nombreux, surtout après les dernières dispositions qui confinent les militaires dans leurs quartiers et les privent de munitions. Ça ne sert à rien – comme l’a exposé Daoiz à la dernière réunion, avant que Velarde parte en claquant la porte – de se faire mitrailler comme des culs-terreux, pendant que toute l’armée restera les bras croisés à les regarder, sans espoir et sans gloire, ou de finir dans le cachot d’une prison militaire.