Robert Jordan
Un lever de ténèbres
À Robert Marks,
auteur, professeur, érudit, philosophe, ami
et source d’inspiration.
« Alors les Ténèbres se lèveront sur le monde, n’épargnant aucun pays jusque dans ses territoires les plus reculés, et il n’existera plus nulle part de Lumière ni de havre de paix. Accomplissant la prophétie, celui qui naîtra de l’aube – le fils de la Promise – tendra les mains pour se saisir des Ténèbres, et le monde criera de douleur, car le salut n’est que souffrance. Gloire au Créateur, à la Lumière et à celui qui renaîtra un jour. Et que la Lumière nous protège de ses œuvres. »
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Graines de Ténèbres
La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.
Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue – un vent se mit à souffler dans les immenses plaines de Caralain. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.
Soufflant du nord-ouest en direction du levant, il balayait des lieues et des lieues de plaines moutonnantes semées çà et là de bosquets solitaires. Après avoir survolé les flots tumultueux de la rivière Luan, il fondait sur le sommet tronqué du pic du Dragon, ce mont légendaire qui dominait les plaines, tutoyant le ciel avec tant d’arrogante hauteur que les nuages commençaient à le couronner longtemps avant que soit visible la fumée qui continuait à sourdre de sa gueule de pierre.
Le pic où avait péri le Dragon, et avec lui, affirmait-on parfois, l’Âge des Légendes lui-même. L’endroit où le Sauveur, selon les prophéties, se réincarnerait un jour, si ce n’était pas déjà fait.
Trop puissant pour se briser sur les pentes du pic, ce vent traversait les villages nommés Jualdhe, Darein et Alindaer où des ponts majestueux, semblables à des entrelacs de dentelle minérale, prenaient leur envol pour atteindre le pied des Murs Scintillants, les fortifications de Tar Valon, une cité tenue par bien des esprits pour la plus vaste et la plus glorieuse du monde.
Une mégalopole que l’ombre du pic du Dragon, chaque soir, recouvrait comme un linceul.
Protégés par une enceinte immaculée, les bâtiments construits bien plus de deux mille ans plus tôt par les Ogiers semblaient en fait avoir jailli du sol – ou avoir été taillés par le vent et la pluie, pas par la main, si mythique fût-elle, d’architectes et de maçons de chair et de sang. Alors que certains édifices évoquaient irrésistiblement un vol d’oiseaux ou une série de coquillages venus d’un lointain océan, des multitudes de tours reliées par des ponts ou des passerelles – souvent dépourvus de balustrades malgré l’altitude – paraissaient veiller jalousement sur ces merveilles d’imagination et d’ingéniosité.
Pour ne pas en rester bouche bée comme un paysan venu pour la première fois de sa campagne, il fallait être né à Tar Valon, ou au minimum y avoir passé des décennies.
Plus haute que toutes ses sœurs, la Tour Blanche, brillant au soleil tel un grand os poli, dominait la cité de l’intérieur, comme si elle entendait être le pendant du pic.
« La Roue du Temps tourne autour de Tar Valon, aimaient à dire les citadins, et Tar Valon tourne autour de la Tour Blanche. »
De fait, avant même d’être en vue des ponts, s’il venait à cheval, ou de distinguer les contours de l’île, s’il arrivait par bateau, tout voyageur apercevait d’abord la grande tour qui reflétait le soleil comme un phare. Sous l’œil de cette géante blanche, la grande place défendue par de hauts murs qui l’entourait paraissait bien plus petite qu’en réalité et les gens qui l’arpentaient auraient facilement pu passer pour des insectes. Mais eût-elle été l’édifice le moins haut et le moins remarquable de la cité, la tour, parce qu’elle était le cœur du pouvoir des Aes Sedai, en serait restée le lieu le plus important et… le plus redouté.
Même s’ils y grouillaient comme des insectes, les citadins étaient bien loin de remplir l’esplanade. Et s’ils longeaient les murailles en masse, vaquant à leurs occupations comme dans toutes les villes, ils ne s’aventuraient guère près de la tour elle-même – et ne franchissaient presque jamais la « frontière » d’une cinquantaine de pas de large (une sorte de promenade circulaire pavée) qui délimitait le territoire des Aes Sedai.
Tout un chacun, à Tar Valon, respectait les Aes Sedai – voire les vénérait – et nul n’aurait contesté l’autorité de leur dirigeante, la Chaire d’Amyrlin, sur la cité autant que sur son ordre, mais ce n’était pas une raison pour frayer avec une puissance qui dépassait l’entendement. Après tout, on pouvait s’enorgueillir d’avoir chez soi une grande cheminée sans pour autant se jeter dans ses flammes.
Quelques téméraires gravissaient pourtant les grandes marches qui menaient aux portes sculptées de la tour, assez larges pour qu’une dizaine de visiteurs les franchissent de front. Le jour, ces portes étaient toujours ouvertes, invitant à entrer toute une théorie de gens convaincus que seules les Aes Sedai pouvaient les aider ou répondre à leurs questions. Venus en voisins de l’Arafel ou du Saldaea, ou partis des semaines plus tôt du Ghealdan ou de l’Illian, ces pèlerins finissaient souvent par trouver ce qu’ils cherchaient, même si cela correspondait rarement à leurs attentes.
Par prudence, Min n’avait pas rabattu la capuche de sa cape de voyage, laissant ainsi son visage dans l’ombre. Même s’il faisait chaud, le vêtement était assez léger pour que nul ne s’en étonne – surtout dans des circonstances pareilles. Tous les visiteurs étaient intimidés lorsqu’ils entraient dans la tour. En ne faisant pas exception à la règle, la jeune femme ne risquait pas d’attirer l’attention sur elle.
Si ses cheveux avaient poussé depuis sa dernière visite à la tour, ils n’atteignaient pas encore ses épaules. Quant à sa robe bleue parfaitement ordinaire, n’étaient quelques ornements de dentelle blanche de Jaerecruz au col et aux poignets, elle aurait très bien pu appartenir à la fille d’un fermier prospère parée de ses plus beaux atours à l’instar des autres femmes qui gravissaient avec elle le grand escalier.
C’était du moins l’allure que Min espérait avoir. Et si elle voulait faire illusion, il fallait qu’elle cesse de lorgner les autres pour voir si elles se déplaçaient ou se comportaient différemment d’elle.
Je peux y arriver, se dit-elle.
De toute façon, elle n’avait pas fait tout ce chemin pour renoncer au dernier moment. La robe ferait un excellent déguisement. Les Aes Sedai susceptibles de se souvenir d’elle devaient avoir gardé l’image d’une jeune fille aux cheveux frisés coupés très court. Un garçon manqué, toujours en pantalon et en chemise. La robe était un très bon camouflage. Il le fallait, parce que Min n’avait pas le choix, tout bien pesé.
L’estomac de plus en plus noué à mesure qu’elle approchait des portes, Min serra plus fort le ballot qu’elle tenait contre son ventre. Il contenait ses vêtements habituels, une excellente paire de bottes et tout ce qu’elle possédait en ce monde, à l’exception du cheval qu’elle avait laissé devant une auberge, à proximité de la place. Avec un peu de chance, elle retrouverait son hongre d’ici à quelques heures, l’enfourcherait, filerait vers le pont d’Ostrein, puis s’engagerait sur la route du Sud.