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— Que la Lumière la brûle ! s’écria Elaida, lâchant un instant la bonde à sa colère.

Parlait-elle de Siuan ou de la Fille-Héritière ? Pour être honnête, elle n’aurait su le dire. De toute façon, l’imprécation convenait aux deux.

Ayant entendu l’éclat de la sœur rouge, une Acceptée devint aussitôt plus blanche encore que sa robe. Elaida la dépassa sans même la regarder.

Sans parler de tout le reste, elle enrageait de ne pas pouvoir mettre la main sur Elayne. Et elle avait une excellente raison pour cela.

Première Aes Sedai ainsi douée depuis Gita Moroso, morte quelque vingt ans plus tôt, elle avait l’aptitude de prévoir (parfois) l’avenir. Grâce à ce talent peu puissant et très capricieux, car il ne se manifestait pas souvent, elle avait prédit que la lignée royale d’Andor serait la clé de la défaite du Ténébreux lors de l’Ultime Bataille. Encore très jeune à l’époque, et en robe d’Acceptée, elle s’était pourtant montrée assez maligne pour garder cette information par-devers elle. Se liant à Morgase dès qu’il était devenu évident que celle-ci porterait la couronne, elle avait patiemment tissé sa toile – un réseau d’influence au plus haut niveau du royaume. Et voilà que ses efforts étaient réduits à néant par la disparition d’Elayne ! Avait-elle sacrifié ses ambitions personnelles pour rien ? Car si elle ne s’était pas consacrée au royaume d’Andor, elle aurait très bien pu souffler son poste à Siuan Sanche…

Non sans effort, Elaida parvint à se concentrer sur ses préoccupations les plus pressantes. Egwene et Nynaeve venaient du même village que Rand al’Thor, un étrange jeune homme que Min connaissait aussi, même si elle s’efforçait de le cacher. Rand al’Thor était au centre de toute cette affaire.

Elaida l’avait vu une seule fois, en Andor. Il s’était présenté comme un berger de Deux-Rivières, bien qu’il eût toutes les caractéristiques d’un Aiel. En le voyant, Elaida avait eu une révélation. Il était ta’veren ! Alors que la plupart des individus s’inséraient dans la Trame selon la volonté de la Roue du Temps, les ta’veren avaient le pouvoir, au moins temporairement, de forcer la Trame à se tisser autour d’eux.

Le chaos accompagnait Rand al’Thor. Elaida avait vu la division et les conflits qui menaçaient le royaume d’Andor à cause de lui – et qui risquaient de s’étendre à d’autres pays.

Préserver la lignée andorienne et son royaume était essentiel, quoi qu’il puisse arriver d’autre. Depuis sa première vision de l’avenir, Elaida en était convaincue.

Il y avait d’autres fils, assez pour piéger Siuan dans sa propre toile, en vérité. Il existait trois ta’veren, tous originaires du même village, appelé Champ d’Emond. Ils avaient le même âge, une coïncidence assez curieuse pour faire jaser tant et plus dans la tour.

Lors de son voyage au Shienar, environ un an plus tôt, Siuan avait vu les trois garçons, et elle leur avait même parlé. Par hasard, prétendaient les naïfs qui n’en savaient pas aussi long qu’Elaida.

Rand al’Thor… Perrin Aybara… Matrim Cauthon…

Lorsque Elaida avait rencontré le jeune al’Thor, c’était Moiraine qui avait permis au garçon de se volatiliser. Au Shienar, c’était encore Moiraine qui accompagnait les trois ta’veren. Moiraine Damodred, la plus proche amie de Siuan Sanche lorsque les deux jeunes femmes étaient novices. Si elle avait été joueuse, Elaida aurait parié que nul à part elle ne se souvenait de cette amitié. Le jour où elles avaient reçu leur châle, à la fin de la guerre des Aiels, Siuan et Moiraine avaient pris des chemins différents, se comportant soudain comme deux étrangères. Mais Elaida, alors Acceptée, avait dispensé des cours à ces deux novices, les admonestant à l’occasion parce qu’elles bâclaient leurs corvées. Elle n’avait pas perdu la mémoire, même s’il lui semblait impossible que le complot des deux femmes remonte à si longtemps – à une époque où Rand al’Thor devait à peine être né. Mais pour avoir vu bien des choses dans sa vie, elle savait qu’en fait, rien n’était impossible…

Quoi que manigançât Siuan, il fallait l’arrêter. Le chaos se répandait partout à une vitesse folle. Le Ténébreux serait bientôt libre, ça ne faisait plus de doute. Glacée d’horreur à cette seule idée, Elaida se répéta que la tour devait être purgée des conspirations de palais afin de mieux affronter l’avenir. Il fallait avoir les coudées franches afin de tirer les bonnes ficelles et d’éviter ainsi que les nations se délitent, dévastées par les agissements irresponsables de Rand al’Thor. Pour commencer, il fallait empêcher ce fou de détruire le royaume d’Andor.

Elaida n’avait parlé à personne de sa rencontre avec le jeune homme. Si possible, elle voulait régler cette affaire discrètement. Le Hall de la Tour parlait déjà de surveiller, voire de guider, les trois ta’veren. Bref, il ne serait jamais d’accord pour qu’on les élimine – en particulier Rand, beaucoup plus dangereux que les autres.

Une mission qu’il fallait accomplir pour le bien de la tour et du monde…

Elaida eut une sorte de rugissement étouffé. Siuan avait toujours été têtue comme une mule, même en tant que novice. Et pour une fille de pêcheur, elle avait une trop haute idée d’elle-même. Mais comment pouvait-elle impliquer la tour dans une histoire pareille sans en informer le Hall ? Elle savait aussi bien que n’importe qui ce que l’avenir réservait au monde. La seule hypothèse qui pouvait être plus grave consistait en…

Elaida s’immobilisa, comme foudroyée. Rand al’Thor était-il capable de canaliser le Pouvoir ? Ou un des autres ta’veren ?

Non, s’il y en avait un, ça ne pouvait être que Rand… Mais Siuan ne pouvait pas être allée jusque-là. C’était impensable. Une telle trahison…

— Qui sait de quoi elle est capable ? Cette femme n’a jamais eu l’envergure d’une Chaire d’Amyrlin.

— On parle toute seule, Elaida ? lança soudain une voix. Je sais que les sœurs rouges n’ont pas d’amies à l’extérieur de leur Ajah, mais elles doivent bien en avoir à l’intérieur pour bavarder un peu…

Elaida tourna la tête vers Alviarin. L’Aes Sedai au cou de cygne soutint son regard avec l’insupportable décontraction des sœurs de l’Ajah Blanc.

Les sœurs rouges et les blanches ne s’aimaient pas, c’était de notoriété publique. Au sein du Hall, elles s’affrontaient depuis un bon millier d’années. Les Aes Sedai blanches se rangeaient souvent dans le même camp que les bleues. Siuan étant originaire de l’Ajah Bleu, ça compliquerait les choses, mais les sœurs blanches se targuaient d’être des parangons de logique…

— Fais donc quelques pas avec moi, proposa Elaida.

Alviarin hésita puis se décida à suivre sa collègue.

Au début, elle fronça les sourcils de surprise en entendant ce qu’Elaida avait à dire sur la Chaire d’Amyrlin. Peu à peu, la surprise se transforma en attention pointilleuse.

— Tu n’as aucune preuve d’une… indélicatesse, dit cependant Alviarin quand la sœur rouge en eut terminé.

— Pas encore…

Elaida eut un petit sourire en voyant la sœur blanche hocher gravement la tête. Un bon début, cette conversation impromptue. D’une façon ou d’une autre, il faudrait neutraliser Siuan avant qu’elle ait détruit la tour.

Bien caché dans un bosquet de grands chênes, en surplomb de la rive nord de la rivière Taren, Dain Bornhald repoussa en arrière sa cape blanche à la poitrine brodée d’un grand soleil et leva à hauteur de ses yeux une longue-vue en cuir rigide. Un nuage d’aiguillons tourbillonnait autour de sa tête en bourdonnant, mais il n’y prêta pas attention. Dans le village de Bac-sur-Taren, de l’autre côté de la rivière, où les grands bâtiments de pierre étaient surélevés en prévision des crues printanières, les habitants se penchaient aux fenêtres ou se tenaient sur leur perron pour regarder les trente cavaliers en cape blanche perchés sur leurs destriers caparaçonnés.