Une délégation de villageois conversait avec les Fils de la Lumière. En fait, ils écoutaient religieusement Jaret Byar, d’après ce que Dain voyait de si loin, et c’était très bien comme ça.
Dain crut entendre la voix de son père, montant d’un passé pas si lointain que ça :
« Si tu leur laisses penser qu’ils ont une chance, un crétin tentera de la saisir. Tu devras le tuer, mais un autre imbécile essaiera de venger le premier, et tu n’en finiras jamais. Instille la sainte terreur de la Lumière dans le cœur des gens, fais-leur comprendre qu’il ne leur arrivera rien de fâcheux s’ils t’obéissent, et tout se passera très bien. »
Mâchoires serrées, Dain pensa à son défunt père et se jura de nouveau que sa mort ne resterait pas impunie. À coup sûr, seul Byar avait compris pourquoi il s’était si facilement contenté d’un commandement qui l’exilait dans un territoire oublié de tous, au fin fond du royaume d’Andor. Byar savait, mais il tiendrait sa langue. Après la mort de Geofram, il avait reporté toute sa fervente loyauté sur Dain, qui n’avait pas hésité un instant à le choisir comme second, quand Eamon Valda l’avait nommé à son nouveau poste.
Se détournant des villageois, Byar talonna son cheval et remonta sur le bac. Aussitôt, les haleurs se mirent à l’ouvrage, faisant traverser la rivière à l’embarcation.
En officier expérimenté, Byar surveilla de près les efforts des haleurs. Lui jetant des regards nerveux, les hommes firent montre d’une ardeur au travail tout à fait satisfaisante.
— Seigneur Bornhald ?
Baissant sa longue-vue, Dain tourna la tête vers l’homme qui venait de s’immobiliser à côté de lui. Le dos bien droit, le regard braqué devant lui sous son casque conique, ce soldat arborait une armure aussi immaculée que sa cape – un exploit après le long voyage depuis Tar Valon, d’autant plus que Dain avait imposé à la colonne un rythme infernal.
— Oui, Fils de la Lumière Ivon ?
— C’est le centurion Farran qui m’envoie, seigneur. C’est un problème avec les Zingari… Ordeith parlait avec trois d’entre eux, et voilà qu’ils se sont volatilisés !
— Par le sang et les cendres ! jura Dain.
Tournant les talons, il s’enfonça dans le bosquet, Ivon le suivant comme son ombre.
Impossibles à voir depuis la rivière, des cavaliers en cape blanche attendaient entre les arbres, la lance inclinée nonchalamment et l’arc posé en travers de leur selle. Piaffant d’impatience, les chevaux agitaient nerveusement la queue, mais leurs cavaliers se montraient beaucoup plus stoïques. Ce n’était pas la première rivière qu’ils allaient traverser en terre inconnue, et pour une fois, personne ne serait là pour tenter de leur barrer le chemin.
Dans une grande clairière, derrière les cavaliers, une caravane de Tuatha’an occupait presque tout l’espace disponible. Les roulottes des Gens de la Route, quasiment des maisons montées sur roues, composaient un tableau aux couleurs bigarrées – pour rester poli, et ne pas dire « criardes », parce que les Zingari, en matière d’harmonie des teintes, faisaient montre d’un goût (ou d’une absence de goût) unique au monde. Et comparés aux vêtements de ces nomades, leurs véhicules auraient pu passer pour des modèles de sobriété…
Assis par groupes à même le sol, ces hommes et ces femmes regardaient les cavaliers avec ce qu’il fallait bien appeler une sereine méfiance, faute d’une meilleure expression. Le serrant contre elle, une mère apaisait les pleurs de son enfant. Un peu à l’écart, des mouches bourdonnaient autour de molosses morts entassés les uns sur les autres. Profondément pacifiques, les Zingari n’auraient pas levé une main pour se défendre, et leurs chiens servaient surtout à la dissuasion. Mais Dain Bornhald n’avait pas voulu prendre de risques.
Pour surveiller les Zingari, six hommes lui avaient paru largement suffisants. Même s’ils s’efforçaient de rester impassibles, ces Fils de la Lumière trahissaient leur embarras. Aucun ne regardait le septième homme perché sur un cheval, près des chariots. Un petit type malingre au grand nez vêtu d’une veste grise qui semblait bien trop grande pour lui alors qu’elle devait pourtant être à sa taille.
Véritable montagne de chair, mais néanmoins vif comme l’éclair lorsqu’il le fallait, le centurion Farran foudroyait du regard les six sentinelles et l’homme solitaire. Apercevant Bornhald, il le salua d’une main gantée et lui laissa le douteux privilège de mener la conversation.
— J’ai un mot à vous dire, maître Ordeith…
Le petit homme inclina la tête, dévisagea un long moment l’officier, puis il daigna mettre pied à terre.
Farran eut un grognement agacé, mais Dain ne perdit pas son équanimité.
— Trois Zingari ont disparu, maître Ordeith. Auriez-vous mis en pratique vos propres suggestions ?
En voyant les Zingari, Ordeith avait eu ce cri du cœur : « Tuez-les, ils ne nous serviront à rien. »
Même si Dain avait abattu son compte d’ennemis, la nonchalance du petit homme lui avait donné des sueurs froides.
— Pourquoi les aurais-je tués ? demanda Ordeith en grattant son nez proéminent du bout d’un index. Surtout après l’indignation qu’a soulevée chez vous ma modeste suggestion…
L’accent de Lugard d’Ordeith était plus prononcé depuis le matin. Cela changeait chaque jour sans que le petit homme semble s’en apercevoir, un autre détail, chez lui, qui perturbait Dain.
— Donc, vous leur avez permis de s’enfuir ?
— Eh bien, j’ai conduit quelques-uns de ces types à l’écart, histoire de découvrir ce qu’ils savaient. En toute tranquillité, si vous voyez ce que je veux dire.
— Ce qu’ils savaient ? Au nom de la Lumière ! en quoi les connaissances de Zingari pourraient nous être utiles ?
— Pas moyen de le savoir avant d’avoir demandé, non ? Je ne les ai pas trop amochés, ces vagabonds, puis je leur ai dit de retourner avec les autres. Qui les aurait crus assez courageux pour filer alors que le coin grouille de Fils de la Lumière ?
Dain s’avisa qu’il serrait nerveusement les dents. Sa feuille de route avait consisté à rejoindre l’étrange bonhomme le plus vite possible afin de prendre connaissance des ordres complémentaires qu’il lui remettrait. Le jeune officier n’avait apprécié aucune des deux étapes, même si tous les documents portaient le sceau et la signature de Pedron Niall, le seigneur général des Fils de la Lumière.
Il restait trop de zones d’ombre, en particulier sur le statut précis d’Ordeith. Le petit homme était censé conseiller Dain, qui devait en retour coopérer avec lui. Mais qui était sous les ordres de qui ? Rien ne le laissait deviner, et ça sous-entendait que Dain devrait se plier à la volonté d’Ordeith. Un état de fait qui lui déplaisait souverainement.
Les ordres n’indiquaient même pas pourquoi on envoyait tant de Fils de la Lumière dans un coin perdu. Pour éliminer les Suppôts des Ténèbres et répandre partout la Lumière, bien entendu. Chez les Capes Blanches, cela allait de soi. Mais expédier près d’une demi-légion en territoire andorien sans autorisation ? Si l’affaire parvenait aux oreilles de la reine, à Caemlyn, ça risquait de barder. Un bien gros risque – trop gros, en fait, pour être justifié par les chiches explications que contenaient les ordres.
Ordeith était la clé de tout. Connaissant le seigneur général, Dain ne parvenait pas à comprendre comment il avait pu accorder sa confiance à cet homme. Un sourire de faux-jeton, des sautes d’humeur, un regard hanté… Avec Ordeith, impossible de savoir à quel type d’homme on était en train de parler. Et son fichu accent, qui pouvait parfois changer en plein milieu d’une phrase !