Les cinquante Fils de la Lumière qui accompagnaient Ordeith étaient presque aussi sinistres que lui. Pour disposer d’une telle brochette de tristes sires pleins de sournoiserie, le petit homme avait dû les choisir lui-même. Et cette sélection en disait long sur sa nature profonde.
Son nom, Ordeith, signifiait « absinthe » dans l’ancienne langue. Un poison mortel, dès qu’on s’y adonnait…
Mais Dain avait des raisons personnelles d’être dans ce coin perdu. Puisqu’on le lui avait ordonné, il coopérerait avec le petit homme. Mais jusqu’à un certain point seulement…
— Maître Ordeith, ce bac est le seul moyen de sortir du territoire de Deux-Rivières.
Ce n’était pas tout à fait vrai. D’après la carte dont disposait Dain, c’était effectivement l’unique façon de traverser la rivière Taren. Au sud, où coulait la Manetherendrelle, il ne semblait pas y avoir de gué, et des marécages s’étendaient partout à l’est. Mais à l’ouest, il devait y avoir un passage à travers les montagnes de la Brume. La carte n’allant pas plus loin que leurs contreforts, c’était impossible à affirmer. Et de toute façon, une telle expédition aurait sans doute coûté la vie à une bonne moitié des forces de Dain. Quoi qu’il en soit, il refusait qu’Ordeith soit informé de cette possibilité.
— Quand viendra le temps de partir, si des soldats andoriens nous barrent le chemin, vous chevaucherez en tête de notre colonne, maître Ordeith. Ainsi, vous découvrirez combien il est difficile de traverser un cours d’eau si large quand un ennemi est décidé à vous en empêcher.
— C’est votre premier commandement, dirait-on ? lâcha Ordeith, moqueur. Ce territoire fait partie du royaume d’Andor, c’est vrai, mais depuis des générations, Caemlyn n’y a plus envoyé de percepteur des impôts. Même si ces trois Zingari donnent l’alerte, qui les prendra au sérieux ? Et au cas où le danger vous effaroucherait, songez au sceau qui figure sur vos ordres.
Jetant un coup d’œil à Dain, Farran fit mine de dégainer son épée. Mais son supérieur secoua très légèrement la tête, le dissuadant de continuer.
— Maître Ordeith, je suis décidé à traverser cette rivière, et je le ferai même si on m’apprend que Gareth Bryne et la Garde de la Reine sont sur le point d’arriver.
— Bien entendu, bien entendu…, fit Ordeith, soudain conciliant. Il y aura autant de gloire à glaner ici qu’à Tar Valon, croyez-moi… (Ses yeux noirs se voilant, il regarda dans le vague, comme s’il rêvait éveillé.) À Tar Valon, il y a également des choses que je veux.
Et je dois coopérer avec lui…, pensa Dain, accablé.
Immobilisant sa monture, Jaret Byar mit pied à terre à côté de Farran. Aussi grand que le centurion, cet officier au visage étroit et aux yeux noirs enfoncés dans leurs orbites était sec comme un coup de trique. À croire qu’on l’avait mis à bouillir pour faire fondre jusqu’à sa dernière once de graisse.
— Seigneur, le périmètre est sécurisé. Lucellin s’est assuré que personne ne puisse s’échapper. Quand j’ai mentionné les Suppôts des Ténèbres, les villageois ont failli s’oublier sous eux. À les en croire, il n’y en a pas parmi eux. En revanche, plus au sud, il y aurait des nids de sbires du Ténébreux…
— Plus au sud ? Voilà qui est intéressant… Nous verrons ça bientôt. Byar, fais traverser trois cents hommes. Ceux de Farran en premier… Les autres suivront quand les Zingari seront passés. Et assure-toi qu’il n’y ait pas d’autres fugitifs.
— Nous allons dévaster Deux-Rivières ! s’écria soudain Ordeith, de la bave au coin des lèvres. Nous fouetterons ces gens et nous leur arracherons l’âme, comme je le lui ai promis ! Alors, il viendra. Oui, il viendra !
Dain fit signe à Byar et à Farran d’exécuter ses ordres.
Un fou furieux… Le seigneur général m’a associé à un dément ! Mais qu’importe, puisque je finirai par te retrouver, Perrin de Deux-Rivières ! Coûte que coûte, je vengerai mon père !
Debout sur une terrasse à colonnade, au sommet d’une colline, la haute dame Suroth contemplait le port de Cantorin, une vaste anse aux contours irréguliers.
Les côtés du crâne rasés, Suroth arborait une large crête de cheveux noirs qui tombait comme une natte dans son dos. Vêtue d’une robe plissée blanche, elle pianotait sur la balustrade de pierre lisse presque aussi immaculée que sa tenue. Entendant à peine le cliquetis que produisaient ses doigts aux ongles incroyablement longs – les deux premiers étant vernis en bleu –, la Seanchanienne songeait au chemin qu’elle avait parcouru et à celui qui lui restait à faire.
Soufflant de l’océan d’Aryth, une brise légère mais fraîche charriait une forte odeur iodée. Agenouillées contre le mur, derrière la haute dame, deux servantes brandissant un grand éventail de plumes blanches s’apprêtaient à intervenir si le vent venait à tomber. Deux autres femmes et quatre hommes complétaient le petit groupe de domestiques accroupis derrière leur maîtresse, ne guettant qu’un geste d’elle pour la servir. Pieds nus, les huit jeunes gens portaient tous une tunique transparente – une exigence de la haute dame qui se délectait en esthète de la grâce de leurs mouvements et de la ligne épurée de leurs membres fins et pourtant musclés.
Mais pour l’heure, Suroth ne remarquait même pas la présence des serviteurs, comme s’ils avaient fait partie du mobilier.
En revanche, elle avait parfaitement conscience de la présence de six Gardes de la Mort impériaux, à chaque extrémité de la colonnade. Immobiles comme des statues, leur lance à ruban noir et leur bouclier tout aussi sombre ne frémissant même pas, ces soldats incarnaient à la fois le triomphe et la vulnérabilité de Suroth. Ces hommes servaient exclusivement l’Impératrice et les représentants qu’elle désignait. Résolus à tuer ou à mourir sans broncher, selon ce qui s’imposait, ils mettaient dans les deux la même ferveur et la même loyauté. Comme le soulignait un vieux proverbe, dans les hautes sphères, tous les chemins étaient pavés de dagues…
Suroth pianota un peu plus fort sur la balustrade. Elle avançait sur le fil du rasoir, et toute chute serait mortelle.
La partie intérieure du port, près du mur d’enceinte de la ville, était remplie de bateaux appartenant aux Atha’an Miere – le légendaire Peuple de la Mer. Tous ces bâtiments, même les plus larges, semblaient bien trop étroits pour leur considérable longueur. Tous les cordages étant coupés, les espars et les bômes pendaient selon des angles qui auraient normalement été impossibles. Comme toute personne capable de naviguer présente sur une des îles, leurs équipages se trouvaient à terre, sous bonne garde. Dans la partie extérieure du port, de grands navires seanchaniens à la proue carrée formaient une « haie » défensive et d’autres bâtiments, plus loin, surveillaient l’accès au grand large. L’un de ces géants, ses grandes voiles striées gonflées par le vent, escortait vers la jetée une flottille de petits bateaux de pêche. En se dispersant, ces derniers auraient sûrement pu s’enfuir – quelques-uns d’entre eux, en tout cas – mais la présence d’une damane, sur le grand bateau, les dissuadait d’essayer. Une unique démonstration du pouvoir des damane avait suffi à convaincre tous les capitaines. Et s’ils avaient encore des illusions, il leur suffisait pour les perdre de regarder la coque éventrée du bateau atha’an miere qui gisait sur un banc de boue, près de l’entrée du port.
Suroth ignorait pendant combien de temps elle parviendrait à empêcher les Atha’an Miere qui naviguaient encore – et les habitants du maudit continent – d’apprendre qu’elle tenait les îles.