J’aurai le temps nécessaire… Il le faut !
Après la débâcle dont le haut seigneur Turak était l’unique responsable, rallier presque toutes les forces seanchaniennes et les réorganiser avait déjà été un petit miracle en même temps qu’un fantastique exploit. À quelques exceptions près, tous les bâtiments qui avaient pu fuir Falme étaient sous le contrôle de Suroth, et personne ne lui contestait le droit de commander les Hailene – les Éclaireurs en nouvelle langue. Si la chance ne tournait pas, personne, sur le continent, ne se douterait que cette flotte était regroupée ici. Une force attendant de s’emparer des terres que l’Impératrice revendiquait en toute légitimité. Alors sonnerait l’heure du Corenne. Le Retour tant attendu et tant espéré.
Les agents de Suroth préparaient déjà la voie royale de la conquête. Ainsi, elle ne devrait pas retourner à la cour des Neuf Lunes pour s’excuser devant l’Impératrice d’un échec qui n’était pas le sien.
La simple éventualité de devoir se soumettre à cette épreuve fit frissonner Suroth. S’excuser devant l’Impératrice était toujours humiliant et très souvent douloureux, mais il y avait plus grave encore : le risque de se voir refuser une mort digne au terme du rituel. Devoir continuer à vivre en faisant mine que rien n’était arrivé, alors que tout le monde, des plus humbles paysans aux élus du Sang, savait qu’on n’était plus que l’ombre de soi-même.
Un jeune et beau serviteur approcha, portant un peignoir vert pâle brodé d’oiseaux du paradis au plumage scintillant. Tendant les bras pour enfiler le vêtement, Suroth ne remarqua pas le domestique – un peu comme elle serait passée à côté d’un grain de poussière gisant sur le sol entre ses escarpins de velours.
Pour ne pas être obligée de s’excuser, elle allait devoir reconquérir ce qui avait été perdu mille ans plus tôt. À cette fin, il lui faudrait régler définitivement le problème posé par l’homme qui, selon ses espions, affirmait être le Dragon Réincarné.
Si je ne trouve pas un moyen de le rendre inoffensif, le mécontentement de l’Impératrice sera le cadet de mes soucis…
Se retournant lentement, Suroth traversa la terrasse et entra dans la grande pièce dont le mur, de ce côté-là, était presque entièrement composé d’arches et de portes-fenêtres, afin de laisser pénétrer la brise. Les lambris clairs aux reflets satinés l’avaient séduite au premier coup d’œil. En revanche, elle s’était débarrassée du mobilier appartenant à l’ancien propriétaire des lieux, le gouverneur de Cantorin, le remplaçant par une série de paravents pour la plupart ornés d’oiseaux ou de motifs floraux. Mais l’un d’eux arborait l’image d’un grand félin tacheté du Sen T’jore, un spécimen aussi grand qu’un poney, et un autre celle d’un aigle noir des montagnes, sa crête lui faisant comme une couronne neigeuse tandis que ses ailes au bout blanc, représentées grandeur nature, se déployaient sur plus de sept pieds de large. De tels paravents, Suroth le savait, étaient souvent tenus pour vulgaires. Mais quand on aimait les animaux, et qu’il n’y avait pas moyen d’en emmener avec soi, il fallait au moins se consoler avec l’image de ceux qu’on préférait par-dessus tout.
Quel que fût le domaine, Suroth n’était pas du genre à se laisser arrêter par les contingences de la vie.
Trois femmes l’attendaient à l’endroit où elle les avait laissées. Deux étaient agenouillées, la troisième se prosternant sur le parquet poli composé d’une alternance de lattes claires et sombres.
En robe bleue, un carré rouge brodé d’un éclair fourchu sur la poitrine, des bandes de la même couleur ornées d’un symbole identique ornant les côtés de leur jupe, les deux femmes agenouillées étaient des sul’dam. Celle de gauche, Alwhin, une brune aux yeux bleus, l’air perpétuellement en colère, avait la moitié du crâne rasée. La partie encore présente de sa chevelure, soigneusement nattée, lui arrivait au niveau de l’épaule.
Suroth eut une moue un rien dubitative. Jusque-là, aucune sul’dam n’avait jamais accédé au statut de so’jhin, en d’autres termes de servante suprême du Sang – un privilège héréditaire une fois qu’il était acquis –, et encore moins à celui de Voix du Sang. Mais il y avait d’excellentes raisons à cela. Alwhin en savait bien trop long pour ne pas être contrôlée d’une manière ou d’une autre…
Cela dit, pour l’heure, c’était la femme en robe grise prostrée sur le sol qui intéressait Suroth. Relié par une chaîne brillante au bracelet que portait l’autre sul’dam, nommée Taisa, le collier d’argent qui lui serrait le cou faisait d’elle une sorte de marionnette. Grâce à l’a’dam, Taisa contrôlait cette redoutable damane – une femme capable de canaliser le Pouvoir, et donc bien trop dangereuse pour être laissée en liberté. Partout sur le continent seanchanien, le souvenir des Armées de la Nuit restait vivace mille ans après leur destruction totale.
Suroth étudia alternativement les deux sul’dam. Elle ne se fiait plus à aucune de ces femmes, et pourtant, elle ne pouvait pas s’offrir le luxe de s’en détourner. Personne d’autre ne savait contrôler les damane. Et sans ces dernières… Eh bien, l’idée même qu’elles puissent manquer à l’appel était inenvisageable. Le pouvoir du Trône de Cristal, donc du Seanchan tout entier, reposait sur les damane convenablement contrôlées.
Décidément, ces derniers temps, Suroth devait supporter bien des choses qui ne lui plaisaient pas du tout. Comme cette maudite Alwhin, qui se rengorgeait sans vergogne, à croire qu’elle était so’jhin depuis le jour de sa naissance. Non, c’était encore plus grave : comme si elle appartenait au Sang, tout simplement, et s’agenouillait parce que tel était son bon plaisir.
— Pura… Je vais te reposer la question…
La damane vêtue de gris se tendit, mais elle ne releva pas la tête, car son dressage avait été très strict. Avant de tomber entre les mains des Seanchaniens, quand elle était une Aes Sedai – cette engeance mille fois honnie –, elle portait un autre nom. Mais Suroth ne le connaissait pas, et elle s’en souciait comme d’une guigne.
— Allons, réponds, Pura ! Comment la Tour Blanche contrôle-t-elle l’homme qui se fait appeler le Dragon Réincarné ?
La damane redressa très légèrement la tête, juste ce qu’il fallait pour jeter un coup d’œil inquiet à Taisa. Si sa réponse déplaisait, la sul’dam, en utilisant l’a’dam, pouvait la faire hurler de douleur sans même bouger le petit doigt.
— La tour ne tenterait pas de contrôler un faux Dragon, haute dame. Les Aes Sedai le captureraient, puis elles l’apaiseraient…
Indignée, Taisa interrogea Suroth du regard. La réponse était à côté de la question, laissant penser qu’une haute dame du Sang avait tenu des propos absurdes ou mensongers.
Suroth fit signe à la sul’dam de ne pas intervenir. Elle n’avait aucune envie d’attendre que Pura se soit remise d’un juste châtiment. Docile, Taisa n’insista pas.
— Je recommence, Pura : Que sais-tu au sujet des Aes Sedai… ? (Suroth fit la grimace, comme si ces deux mots avaient mauvais goût et Alwhin eut un rictus écœuré.) Des Aes Sedai, donc, qui aident cet homme. À Falme, nos soldats ont combattu des sœurs qui canalisaient le Pouvoir. Inutile de nier, comme tu peux le voir !
— Pura… Pura ne sait pas, répondit la damane, parlant d’elle à la troisième personne, à croire qu’elle était un objet. (Elle regarda de nouveau Taisa, comme si elle redoutait de ne pas être crue.) C’est peut-être la Chaire d’Amyrlin… Ou le Hall… Non, Pura ne sait pas, haute dame.