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— Cet homme est capable de canaliser le Pouvoir, dit Suroth.

La damane gémit, comme chaque fois que la haute dame répétait ces mots. À vrai dire, celle-ci en frémissait intérieurement, tant ça la bouleversait, mais elle prenait garde à ne rien en laisser paraître. Ce qui était arrivé à Falme n’avait pas pour cause l’intervention de femmes en mesure de canaliser – ou dans une si faible mesure que ça en devenait insignifiant. Les damane l’avaient bien senti, et les sul’dam, comme il était normal, avaient capté la même chose qu’elles. Donc, cela avait été l’œuvre de l’homme. Et ça prouvait qu’il était incroyablement puissant. Au point que Suroth, une fois ou deux, s’était surprise à se demander s’il n’était pas pour de bon le Dragon Réincarné.

C’est impossible ! se répéta-t-elle.

Et de toute façon, ça ne changeait rien à son plan.

— Je ne parviens pas à croire que la Tour Blanche, si méprisable fût-elle, puisse laisser un tel homme en liberté. Allons, dis-moi comment elle le contrôle.

La damane ne répondit pas, mais ses épaules tremblèrent légèrement, comme si elle sanglotait.

— Réponds à la haute dame ! cria Taisa.

La sul’dam ne bougea pas. Pura cria pourtant comme si on venait de la frapper. Un coup porté par l’intermédiaire de l’a’dam.

— Pura ne sait pas… (La damane leva une main tremblante, comme si elle voulait toucher le pied de Suroth.) Par pitié ! Pura a appris à obéir et à dire uniquement la vérité. Ne la punissez pas…

Suroth recula lentement, sans trahir son irritation. Être obligée de battre en retraite pour qu’une damane ne la touche pas, quelle indignité ! Et avoir failli subir le contact d’une femme capable de canaliser le Pouvoir… De quoi rêver d’un bon bain, même s’il ne s’était rien passé en réalité.

Taisa s’empourpra, révulsée par l’effronterie de la damane. Quelle honte, pour elle, qu’un tel incident se soit produit alors qu’elle portait le bracelet relié au collier de Pura ! Fallait-il qu’elle se prosterne devant la haute dame pour faire oublier ce scandale ? Ou devait-elle punir sur-le-champ la coupable ?

Alwhin arborait un demi-sourire méprisant dont le sens parut limpide à sa collègue : si elle avait porté le collier, cette horreur n’aurait jamais eu lieu.

Suroth leva très légèrement un index. Un geste que toute so’jhin connaissait depuis l’enfance. Une façon discrète de congédier une inférieure…

Alwhin la parvenue hésita avant d’interpréter ce code pourtant basique. Histoire de cacher son incompétence, elle s’en prit ensuite à Taisa.

— Retire cette… créature… de la vue de dame Suroth ! Quand tu l’auras dûment punie, va voir Surela et dis-lui que tu as rempli ta mission aussi maladroitement que si tu portais le bracelet pour la première fois. Précise que tu vas devoir être…

Suroth cessa d’écouter. Son geste n’impliquait rien de ce qu’Alwhin était en train d’improviser, il visait simplement à la débarrasser des trois femmes, mais les querelles entre sul’dam lui passaient largement au-dessus de la tête. En revanche, elle se demanda si Pura avait tenté de lui cacher quelque chose. Selon ses espions, on affirmait à Tar Valon et ailleurs que les Aes Sedai ne pouvaient pas mentir. Lors d’expériences menées par les sul’dam, il avait en effet été impossible de forcer Pura à proférer une contre-vérité – par exemple lui faire déclarer qu’un foulard blanc était noir. Cela dit, ces études n’étaient pas concluantes. Une personne naïve aurait pu prendre pour argent comptant les pleurs et les suppliques de la damane, mais la femme qui avait désormais la responsabilité du Retour n’entendait pas avaler de pareilles couleuvres. La volonté de Pura n’était peut-être pas totalement brisée, et dans ce cas, elle avait pu se servir de sa prétendue incapacité à mentir pour mieux dissimuler sa duplicité. Les femmes capturées chez l’ennemi, Aes Sedai ou Naturelles, n’étaient pas aussi obéissantes et fiables que les damane « importées » du Seanchan. Probablement parce qu’elles n’acceptaient pas leur condition, à l’inverse de leurs semblables venues de l’autre côté de l’océan. Quand on avait été une Aes Sedai, il devait en rester quelque chose, en particulier une grande aptitude à la fourberie.

Pour la énième fois, Suroth regretta de ne pas avoir sous la main l’autre Aes Sedai capturée sur la pointe de Toman. Avec deux prisonnières à interroger, il aurait été plus facile de repérer les mensonges et les omissions volontaires. Mais se lamenter sur le lait renversé ne servait à rien. L’autre Aes Sedai pouvait être morte, noyée pendant la traversée, ou en pleine présentation à la cour des Neuf Lunes. Certains navires qui manquaient à l’appel étaient sûrement repartis vers le Seanchan, et l’un d’eux avait pu avoir la prisonnière à son bord.

Suroth elle-même avait envoyé un bateau transportant des rapports très précisément rédigés. Cela remontait à six mois, dès qu’elle avait senti que sa position de chef des Éclaireurs était consolidée. Le capitaine et les hommes d’équipage du navire appartenaient à des familles qui servaient la sienne depuis que Luthair Paendrag s’était proclamé Empereur, soit près d’un millier d’années. L’envoi de ce bateau était un pari audacieux, car l’Impératrice pouvait très bien le retourner à son expéditrice avec à son bord le remplaçant officiel de Suroth. Mais ne pas donner de nouvelles aurait été plus dangereux encore. Dans ce cas, seul un triomphe incontestable aurait pu sauver la haute dame…

Désormais, l’Impératrice devait être informée du désastre de Falme, du fiasco de Turak et des ambitieuses visées de Suroth. Mais que pensait-elle de tout ça, et qu’avait-elle l’intention de faire ? C’était un problème bien plus angoissant que le comportement d’une damane, quoi qu’elle ait pu être avant de porter un collier.

Mais l’Impératrice ne savait pas tout. Les plus mauvaises nouvelles ne pouvaient pas être confiées à un messager, si fiable fût-il. Suroth devrait les murmurer à l’oreille de la dirigeante, et elle s’était donné du mal afin qu’il en soit bien ainsi. Il restait quatre personnes vivantes au courant du grand secret. Deux n’en parleraient jamais à quiconque de leur propre gré…

Pour que les choses soient plus sûres, il faudrait trois cadavres supplémentaires…

— Mais la haute dame a besoin que ces trois sujets-là restent en vie…, murmura Alwhin.

Suroth sursauta, vexée d’avoir parlé à voix haute sans s’en apercevoir.

Mimant à la perfection l’humilité, Alwhin baissa les yeux… en trichant juste assez pour pouvoir continuer à observer en douce son interlocutrice.

— Haute dame, qui sait ce que l’Impératrice – puisse-t-elle vivre à jamais ! – risque de faire si elle découvre qu’on tente de lui cacher une telle information ?

Sans daigner répondre, Suroth refit son geste discret de l’index. De nouveau, Alwhin hésita. Cette fois, parce qu’elle n’avait pas envie de partir, comprit Suroth. Quelle impudence !

La so’jhin finit quand même par consentir à débarrasser le plancher.

Dès qu’elle fut seule, Suroth recouvra son calme au prix d’un très gros effort. Pour l’instant, la sul’dam lui posait un problème qu’elle ne pouvait pas résoudre. Ce n’était pas le seul, mais par bonheur, la patience était une des qualités majeures des membres du Sang. Et ceux qui en manquaient finissaient presque toujours dans la Tour des Corbeaux…