Lorsque Suroth revint sur la terrasse, les serviteurs agenouillés se penchèrent légèrement en avant pour indiquer qu’ils étaient prêts à satisfaire ses moindres désirs. Aux deux extrémités de la colonnade, les gardes d’élite assuraient toujours la sécurité et la tranquillité de la haute dame. Ravie de le constater, elle alla reprendre place devant la balustrade et sonda la mer. À des milles et des milles de là, le continent honni attendait ses conquérants…
Conduire les Éclaireurs à la victoire, le premier pas vers le Retour tant attendu, vaudrait à Suroth d’être couverte d’honneurs. Qui sait ? elle pouvait même être adoptée dans la famille de l’Impératrice. Un privilège, certes, mais pas sans complications… Et si elle capturait en plus ce Dragon, qu’il soit faux ou authentique, offrant à l’Impératrice le moyen de contrôler un fantastique pouvoir…
Si je fais prisonnier cet homme, le livrerai-je à l’Impératrice ? Toute la question est là…
Sans y penser, Suroth recommença à pianoter sur la balustrade.
2
Des perturbations dans la Trame
Balayant le grand delta baptisé les Doigts du Dragon, un labyrinthe de canaux de toutes les tailles, certains envahis de laîche aux feuilles coupantes, le vent soufflait en direction des terres. Ou plutôt des grandes étendues de roseaux qui séparaient des îlots où poussait une variété de miconia qu’on ne trouvait nulle part ailleurs. Puis le delta cédait enfin la place à sa source, à savoir le fleuve Erinin où des dizaines de petits bateaux de pêche, leur lanterne évoquant irrésistiblement une luciole, étaient rudement secoués par le courant. Ou par une force invisible, ainsi que le murmuraient les anciens, convaincus que des démons se déchaînaient dans la nuit. Les hommes plus jeunes riaient de ces superstitions. N’empêche qu’ils se hâtaient de relever leurs filets, à la nuit tombée, histoire de revenir plus vite chez eux. Selon les légendes, le mal ne pouvait pas entrer chez les gens, sauf s’ils l’y invitaient. C’était rassurant, sauf pour les fous qui traînaient encore dehors après le coucher du soleil.
L’odeur iodée que charriait le vent n’était plus qu’un souvenir lorsqu’il atteignait la grande cité nommée Tear où des auberges et des boutiques au toit de tuile côtoyaient de fantastiques palais dont les murs brillaient au clair de lune.
Pourtant, aucun de ces fabuleux bâtiments n’arrivait à la « cheville » de la Pierre de Tear, la mythique forteresse qui ressemblait de loin à une montagne et s’étendait du cœur de la cité au bord de l’Erinin. La plus vieille place forte érigée par l’humanité, tout à la fin de la Dislocation du Monde. Alors que des empires naissaient et mouraient, remplacés par des royaumes qui s’éteignaient à leur tour, la Pierre de Tear demeurait immuable – un roc sur lequel des armées, en trois mille ans, avaient vu se briser le fer de leurs lances, la lame de leurs épées et le courage de leurs héros. En trois millénaires, ce fief n’avait jamais été conquis. Mais cela venait de changer.
Pour l’heure, les rues, les tavernes et les auberges étaient désertes, car les gens restaient prudemment calfeutrés chez eux dès le coucher du soleil. Qui tenait la Pierre dominait Tear, qu’il s’agisse de la mégalopole ou du royaume. Il en allait ainsi depuis le début, et la population en avait toujours pris son parti. Le jour, les citadins acclamaient leur nouveau maître comme ils avaient acclamé l’ancien. La nuit, ils se terraient chez eux, frissonnant malgré la chaleur dès que le vent rugissait au-dessus de leur maison, rappelant les sanglots d’un millier de pleureuses déchaînées.
D’étranges espérances, toutes nouvelles, tourbillonnaient dans leur esprit. En des centaines de générations, nul n’avait plus osé nourrir de pareils rêves. Mais il y avait également des angoisses aussi anciennes que la Dislocation du Monde…
Sur son itinéraire, le vent fouettait l’étendard du Dragon qui flottait désormais au sommet de la Pierre, se tendant vers la lune comme s’il avait voulu la décrocher. Le symbole du Dragon Réincarné, sur lequel s’affichait une créature de légende aux allures de reptile, mais avec des pattes et une crinière de lion.
Le Dragon Réincarné… Messager du salut universel et héraut d’une nouvelle Dislocation du Monde…
Comme s’il s’indignait que tout soit appelé à se reproduire, le vent se jetait tel un taureau fou furieux contre les murs inébranlables de la forteresse. Indifférent, l’étendard continuait à tutoyer le ciel, à croire qu’il se réservait pour affronter de plus grandes tempêtes.
Sur la façade sud de la Pierre, environ à mi-hauteur, dans une confortable chambre, Perrin était depuis un moment assis sur un coffre, au pied de son lit à baldaquin. Tétanisé, une ombre de méfiance dans ses yeux jaunes, il regardait une femme aux cheveux noirs marcher de long en large dans la pièce.
D’habitude, Faile bavardait volontiers avec lui, se moquant parfois de la lenteur excessive et pourtant volontaire qu’il mettait en toute chose. Mais là, elle n’avait pas lâché dix mots depuis son arrivée. L’ancien apprenti forgeron sentait parfaitement bien l’odeur des pétales de rose qu’on avait glissés dans ses vêtements, après le nettoyage – le parfum même de son amie, pouvait-on dire. Mais il captait aussi une odeur de transpiration « propre » qui trahissait chez la jeune femme une grande nervosité.
Mais justement, Faile ne perdait pratiquement jamais son calme.
Alors que la jupe-culotte de la jeune femme bruissait au rythme de ses pas, Perrin se demanda pourquoi il sentait entre ses omoplates une démangeaison qui n’avait rien à voir avec la chaleur de la nuit.
Sans cacher son agacement, il gratta sa barbe de deux semaines, encore plus frisée que ses cheveux. Question chaleur, ça n’arrangeait rien, une raison de plus pour songer à se raser.
— Non, ça te va très bien, dit Faile, s’immobilisant soudain.
Mal à l’aise, Perrin haussa ses épaules nouées et douloureuses après de longues heures de travail à la forge. Très souvent, Faile semblait deviner ce qu’il pensait…
— Peut-être, mais ça démange…, se justifia le jeune homme.
Il regretta aussitôt de ne pas avoir fait montre de plus d’assurance. Après tout, c’était sa barbe, et il pouvait lui faire un sort quand il voulait.
Faile le dévisagea, la tête légèrement inclinée. Avec son profil si particulier, la femme dont le nom signifiait « faucon » avait parfois le regard intense d’un oiseau de proie. Un frappant contraste avec la douceur de sa voix, quand elle susurra :
— Tu es très beau, comme ça…
Perrin soupira et haussa de nouveau les épaules. Faile ne lui avait pas demandé de garder son appendice pileux, et elle ne le ferait pas. Mais il allait renoncer à se raser, c’était couru d’avance.
Comment son ami Mat se serait-il sorti d’une telle situation ? En pinçant la jeune femme, puis en l’embrassant avant de lancer un trait d’esprit qui l’aurait fait rire aux éclats, l’incitant en douceur à changer d’avis ? Oui, très probablement. Mais Perrin n’avait pas le don de Mat, quand il s’agissait des filles. Ni sa détermination, d’ailleurs. Parce que Mat n’aurait jamais crevé de chaud sous une barbe, en se grattant comme un perdu, parce qu’une femme le trouvait plus beau avec des poils sur les joues et le menton.
Vraiment ? Même si la femme en question avait été Faile ?
Selon Perrin, le père de la jeune Quêteuse avait dû regretter amèrement qu’elle quitte la maison familiale. Parce qu’il aimait sa fille, sans nul doute, mais pas seulement. L’homme était un marchand de fourrures du Saldaea, à en croire Faile, et on pouvait difficilement imaginer meilleure négociatrice que cette jeune dame au regard acéré. Avec elle, les clients ne devaient pas discuter beaucoup le prix…