L’idée de remonter à cheval ne l’enthousiasmait guère, après des semaines passées en selle sans même un jour de repos, mais l’envie de fuir Tar Valon était plus forte que tout. Si la Tour Blanche ne lui avait jamais paru hospitalière, elle lui semblait aujourd’hui aussi terrifiante que la prison du Ténébreux, au cœur du mont Shayol Ghul.
Frissonnant, Min se morigéna d’avoir pensé au Ténébreux en de telles circonstances.
Moiraine croit-elle que je suis ici simplement parce qu’elle me l’a demandé ? Que la Lumière me vienne en aide ! voilà que je me comporte comme une idiote. Une imbécile qui fait n’importe quoi à cause d’une espèce de crétin…
Les marches étant très hautes, Min eut un mal de chien à les gravir avec ses petites jambes. Contrairement aux autres visiteurs, elle ne marqua pas de fréquentes pauses pour lever les yeux et s’ébaubir de la hauteur de la tour. Plus vite elle en aurait terminé, et mieux ce serait.
Une fois les portes franchies, les visiteurs se pressaient au milieu du vaste hall d’entrée entouré d’arches majestueuses. Poli par des milliers de semelles au fil des siècles – car les gens nerveux avaient tendance à ne pas tenir en place –, le sol de la petite cour intérieure brillait comme de l’ivoire. Pensant uniquement à l’endroit où ils étaient et à la raison de leur venue, les visiteurs en oubliaient tout le reste. Dans un coin, un couple de fermiers en habits de laine, se tenant par leur main calleuse pour se rassurer, côtoyait une riche négociante en grande tenue suivie d’une servante lestée d’un petit coffre d’argent – sans nul doute le présent que sa maîtresse destinait à la Tour Blanche. En d’autres lieux, la dame aurait sûrement pincé les narines, indignée que des gueux osent la serrer de si près. En humbles paysans, les deux époux auraient probablement reculé en se frappant le front et en balbutiant des excuses. Mais ici, il en allait autrement…
Remarquant qu’il y avait fort peu d’hommes parmi les pétitionnaires, Min ne s’en étonna pas outre mesure. En règle générale, les mâles se tenaient le plus loin possible des Aes Sedai. Et il y avait d’excellentes raisons à cela.
Ainsi que nul ne l’ignorait, c’était à des Aes Sedai masculins – en ces temps reculés où il en existait encore – qu’on devait le désastre appelé la Dislocation du Monde. Après trois mille ans, le souvenir de cette forfaiture restait vivace, même si les détails du cataclysme avaient fini par se perdre dans les brumes du temps. Trente siècles plus tard, les enfants tremblaient toujours lorsqu’on leur racontait des histoires d’hommes capables de canaliser le Pouvoir de l’Unique. Des malheureux promis à la folie parce que le saidin, la moitié masculine de la Source Authentique, avait été souillé par le Ténébreux.
Mais il y avait encore plus terrifiant, quand on s’intéressait à l’histoire de Lews Therin Telamon, le Dragon surnommé Fléau de sa Lignée qui était à l’origine de la Dislocation. Lorsqu’on abordait ces territoires-là, les adultes aussi tremblaient de peur… Et selon les prophéties, quand l’humanité en aurait absolument besoin, le Dragon renaîtrait pour venir affronter le Ténébreux lors de l’Ultime Bataille, également appelée Tarmon Gai’don. Mais cette éventualité ne modifiait en rien l’opinion des gens dès qu’il était question d’hommes liés d’une quelconque façon au Pouvoir.
Toutes les Aes Sedai traquaient impitoyablement les hommes en mesure de canaliser le Pouvoir, si peu que ce fût. Et parmi les sept Ajah, c’était même l’unique mission du Rouge.
Quel rapport avec les visiteurs qui venaient demander de l’aide aux Aes Sedai ? Aucun, bien entendu. Mais les hommes, c’était ainsi, préféraient se tenir le plus loin possible du Pouvoir et des femmes qui le détenaient. Et si les Champions faisaient exception à la règle, on pouvait difficilement les prendre pour exemples, puisque chacun avait un lien très particulier avec « son » Aes Sedai. Ainsi que l’affirmait un dicton, tout autre mâle aurait préféré se couper la main plutôt que de demander à une Aes Sedai d’en retirer une écharde. Aux yeux des femmes, c’était une frappante illustration de la stupidité crasse de leurs compagnons. Min, quant à elle, avait entendu des hommes de qualité affirmer qu’une amputation était effectivement préférable.
Pensive, la jeune femme se demanda comment auraient réagi les autres visiteurs, s’ils avaient su ce qu’elle savait. Se seraient-ils enfuis en courant ? C’était probable… Et s’ils avaient connu les raisons de sa venue, elle n’aurait sans doute pas survécu assez longtemps pour être arrêtée par les gardes de la tour et jetée dans une cellule.
Au sein de la tour, elle avait bien des amies, mais aucune qui eût un quelconque pouvoir ou une réelle influence. Si on découvrait ce qu’elle manigançait, ces femmes seraient incapables de l’aider. Et si elles essayaient, elles finiraient à la potence, ou la tête sur le billot, quelques minutes après elle. En supposant qu’on lui fasse la grâce d’un procès, évidemment. Selon toute vraisemblance, on la réduirait au silence bien avant qu’elle puisse se présenter devant ses juges…
Consciente de glisser sur une mauvaise pente, Min s’exhorta à penser à autre chose.
Je vais réussir à entrer, et je parviendrai à sortir. Que la Lumière brûle Rand al’Thor, pour m’avoir fourrée dans ce pétrin !
Trois Acceptées, des femmes de l’âge de Min ou à peine plus vieilles, allaient et venaient dans la cour, parlant à voix basse aux pétitionnaires. Vêtues d’une robe blanche à l’ourlet orné de sept bandes de couleur – une pour chaque Ajah –, ces résidentes de la tour étaient un rang au-dessus des novices (entièrement habillées de blanc) qui venaient de temps en temps chercher l’un ou l’autre visiteur pour le guider dans les entrailles du grand édifice. Immanquablement, les pétitionnaires ainsi distingués suivaient « leur » jeune femme avec un mélange d’excitation enfantine et de terreur à peine maîtrisée.
Quand une Acceptée s’immobilisa devant elle, Min serra plus fort son dérisoire ballot.
— Que la Lumière brille sur toi, déclara la femme aux cheveux bouclés. Je m’appelle Faolain. Comment la Tour Blanche peut-elle t’aider ?
Sur le visage rond au teint mat de Faolain, Min reconnut l’ombre d’agacement de quelqu’un qui s’acquitte d’une tâche ennuyeuse tout en rêvant de faire autre chose. Étudier, très certainement, car les Acceptées n’avaient que cette idée en tête : travailler pour devenir des Aes Sedai. Mais agacement ou non, Faolain ne parut pas reconnaître son interlocutrice, et c’était le plus important. Lors du séjour de Min à la tour, les deux femmes s’étaient rencontrées – fort brièvement, mais certaines personnes pouvaient être très physionomistes.
À tout hasard, Min garda la tête baissée. Un comportement qui n’avait rien d’anormal pour le personnage qu’elle incarnait. Dans les campagnes, on ignorait qu’un fossé séparait les Acceptées des Aes Sedai, et on leur manifestait la même révérence.
Toujours dissimulée dans les ombres de sa capuche, Min détourna « timidement » le regard de Faolain.
— J’ai une question à poser à la Chaire d’Amyrlin, murmura-t-elle.
Elle n’alla pas plus loin, car trois Aes Sedai, deux se campant sous la même arche et la troisième sous une autre, avaient entrepris de scruter la foule de visiteurs.
Les Acceptées et les novices s’inclinèrent chaque fois qu’elles passaient devant leurs supérieures. À ce détail près, elles continuèrent à accomplir leur mission, peut-être avec une once de courtoisie et de prévenance en moins. C’était le seul changement en ce qui les concernait, mais il en alla très différemment pour les visiteurs. Tétanisés, tous retinrent leur souffle. Loin de la tour et de Tar Valon, ils auraient sûrement pris les trois Aes Sedai pour des femmes dont ils ne parvenaient pas à cerner l’âge. Encore éblouissantes de jeunesse, certes, mais avec dans le regard une maturité peu en accord avec un visage sans rides. Au sein de la tour, en revanche, leur identité ne faisait pas de doute. Quand elle travaillait depuis très longtemps avec le Pouvoir de l’Unique, une femme ne vieillissait pas de la même façon que les autres. Ici, personne n’avait besoin de voir une bague au serpent pour reconnaître une Aes Sedai.