Toutes les visiteuses esquissèrent une révérence et les rares hommes inclinèrent humblement la tête. Cédant à une étrange ferveur, deux ou trois pétitionnaires tombèrent même à genoux. Alors que la riche négociante paraissait terrifiée, les deux paysans écarquillèrent les yeux comme s’ils contemplaient enfin des légendes vivantes. Pour la plupart des gens, savoir se comporter face à des Aes Sedai était une affaire purement théorique. À part d’éventuels citadins de Tar Valon, nul ici n’avait jamais seulement aperçu une de ces femmes. Et quant à en voir de si près, c’était à coup sûr une grande première, même pour les gens du cru.
Mais Min ne s’était pas tue à cause de l’apparition des Aes Sedai. De temps en temps, pas très souvent, elle voyait des images et des auras quand elle regardait les gens. En règle générale, le phénomène était très bref. Très rarement, elle parvenait à interpréter ses visions. C’était exceptionnel, pour dire la vérité, mais lorsque ça arrivait, elle ne se trompait jamais.
Les Aes Sedai et les Champions étaient toujours accompagnés d’images et d’auras – la plupart du temps, en une telle quantité que ça lui faisait tourner la tête. Cela dit, ce foisonnement ne changeait rien en matière d’interprétation : là aussi, c’était l’exception qui confirmait la règle.
Dans le cas présent, elle venait d’obtenir plus d’informations qu’elle en aurait voulu, et ça la faisait frissonner de la tête aux pieds.
La seule des trois Aes Sedai qu’elle connaissait se nommait Ananda. Membre de l’Ajah Jaune, cette femme mince aux longs cheveux noirs était entourée d’une aura d’un marron maladif qui semblait comme crevassée, à croire qu’elle était pourrie de l’intérieur et peut-être même en voie de décomposition.
La petite Aes Sedai blonde qui se tenait à ses côtés appartenait à l’Ajah Vert, comme en attestaient les franges de son châle. Quand elle se détourna un instant, Min vit la Flamme de Tar Valon brodée sur le châle. Et sur les épaules de l’Aes Sedai, niché entre les motifs végétaux – des grappes de raisin et des branches de pommier en fleur, semblait-il –, la jeune visiteuse distingua une tête de mort. Un petit crâne de femme, parfaitement nettoyé et blanchi au soleil…
La troisième Aes Sedai, campée sous une arche presque en face des deux autres, ne portait pas son châle – il en allait souvent ainsi parmi ses collègues, sauf pour les cérémonies. Le menton fièrement pointé et le torse bombé de cette femme plutôt rondelette en disaient long sur sa puissance dans le Pouvoir et son orgueil. Aux yeux de Min, elle semblait sonder la foule à travers un rideau de sang, car son visage en était couvert.
Comme le crâne et l’aura maladive, ce sang disparut dans la farandole d’images qui tournait autour des trois femmes. Puis ces sombres visions revinrent et s’effacèrent de nouveau.
Stupéfiés, les autres visiteurs regardaient les trois formidables femmes capables d’entrer en contact avec la Source Authentique et de canaliser le Pouvoir. Min seule voyait au-delà des apparences. À part elle, personne ne savait que ces trois Aes Sedai étaient condamnées à mourir le même jour…
— La Chaire d’Amyrlin ne peut recevoir personne, répondit enfin Faolain, qui dissimulait de plus en plus mal son agacement. Sa prochaine audience publique n’est pas prévue avant dix jours. Dites-moi ce que vous voulez et je vous arrangerai une entrevue avec la sœur la plus à même de vous aider.
Min baissa les yeux sur son ballot et ne les releva plus. Un bon moyen, entre autres, de ne plus revoir les horribles images.
Toutes les trois ! Par la Lumière, quel drame !
Trois Aes Sedai mourant le même jour ? C’était hautement improbable. Pourtant, elle était sûre de ne pas se tromper.
— J’ai le droit de parler à la Chaire d’Amyrlin.
C’était exact, même si personne n’aurait osé en appeler à cette antique loi.
— C’est la prérogative de n’importe quelle femme, et je la revendique.
— Vous pensez que la Chaire d’Amyrlin peut recevoir chaque visiteuse ? Une autre Aes Sedai pourra sûrement vous aider. J’ai bien dit une Aes Sedai… Allons, confiez-moi votre question, puis donnez-moi votre nom, afin que la novice qui viendra vous chercher sache qui appeler.
— Je m’appelle… Elmindreda…
Min ne put s’empêcher de faire la moue. Elle détestait son véritable prénom, mais la Chaire d’Amyrlin était une des rares personnes au monde qui le connaissaient. Si elle s’en souvenait encore…
— J’ai le droit de parler à la Chaire d’Amyrlin. Et ma question n’est destinée qu’à ses oreilles.
Faolain fronça les sourcils.
— Elmindreda ? C’est bien ça ? Et vous revendiquez le droit de voir la Chaire d’Amyrlin ? Très bien, je ferai savoir à la Gardienne des Chroniques que vous désirez rencontrer notre dirigeante suprême. C’est promis, Elmindreda.
Outrée par la façon dont Faolain prononçait son prénom – à croire qu’il lui laissait un mauvais goût dans la bouche –, Min l’aurait bien giflée. Mais elle parvint à se retenir.
— Merci beaucoup…
— Ne me remerciez pas déjà… La Gardienne ne répondra pas avant des heures, parce qu’elle est très prise. En cas d’accord, vous pourrez sûrement voir notre mère à toutes lors de sa prochaine audience publique. Ne perdez pas patience, Elmindreda.
Faolain ponctua ce conseil d’un sourire qui ressemblait plutôt à un rictus.
Serrant les dents, Min s’adossa à un mur, entre deux arches, son ballot en guise de soutien lombaire. Plus elle essaya de se fondre à la pierre de couleur claire.
Moiraine lui avait conseillé de se méfier de tout le monde et de ne pas se faire remarquer tant qu’elle ne serait pas devant la Chaire d’Amyrlin. Et si elle se fiait à une Aes Sedai, c’était bien à celle-là ! Enfin, la plupart du temps… Quoi qu’il en soit, c’était un excellent conseil. Dès qu’elle serait en présence de la Chaire d’Amyrlin, tout serait accompli. Elle pourrait ensuite remettre ses chers vêtements, passer voir ses amies, puis filer à la vitesse du vent.
Plus besoin de se cacher !
Regardant autour d’elle, Min fut soulagée de constater que les Aes Sedai étaient parties. Trois sœurs mourant le même jour ! C’était tout bonnement impossible. Et pourtant, ça se produirait. Rien de ce qu’elle ferait ou dirait ne l’empêcherait. Quand elle interprétait des images, elle ne se trompait jamais. Bien entendu, elle devrait en parler à la Chaire d’Amyrlin. C’était peut-être aussi important que les nouvelles que Moiraine l’avait chargée de transmettre. Peut-être bien, oui, même si ça semblait difficile à croire.
Une nouvelle Acceptée vint remplacer l’une de celles qui officiaient dans la salle. Devant son visage aux pommettes rondes, Min vit flotter des barreaux, comme si elle était en cage.
La Maîtresse des Novices, Sheriam, vint aussi jeter un coup d’œil dans le hall d’entrée. Dès qu’elle la vit, Min baissa la tête. Pour commencer, cette Aes Sedai la connaissait trop bien. Ensuite, elle vit le visage de la femme rousse sous l’aspect d’une masse de chair tuméfiée. Une vision, rien de plus, mais elle avait dû se mordre les lèvres pour ne pas crier. Pleine d’une sereine autorité, Sheriam était aussi indestructible que la tour elle-même. Rien ne pouvait lui faire du mal. Pourtant, elle allait beaucoup souffrir…