Épuisée par l’effort de maîtriser le Pouvoir et de maintenir ses flux, Nynaeve plissa néanmoins le front. Pourquoi la Rejetée lui disait-elle tout ça ? Jugeait-elle que ça n’avait aucune importance parce qu’elle allait remporter le duel ? Mais que signifiait ce soudain passage de la haine au… bavardage ? Elle aussi, elle transpirait. De la sueur ruisselait de son large front et dégoulinait le long de ses joues.
D’un coup, Nynaeve vit les choses sous un nouvel angle. La voix de Moghedien n’avait pas tremblé de colère, mais à cause de l’effort qu’elle produisait. La Rejetée n’allait pas lancer soudain toutes ses forces contre son adversaire, parce qu’elle le faisait déjà ! Moghedien mobilisait toutes ses forces, exactement comme l’ancienne Sage-Dame !
Opposée à une Rejetée, Nynaeve ne s’était pas fait plumer comme une oie destinée au dîner. Au contraire, elle n’avait pas perdu une plume. En d’autres termes, elle faisait jeu égal avec son adversaire. Moghedien tentait donc de la distraire, afin qu’elle baisse sa garde. Elle cherchait à se créer une ouverture avant d’avoir épuisé toutes ses forces.
Une tactique que Nynaeve pouvait retourner contre son utilisatrice… Avant d’être elle-même vidée de sa puissance, de préférence.
— Tu te demandes comment je sais tout ça ? Le collier et les bracelets furent fabriqués après que j’ai été… Mais oublions ça ! Une fois libre, ma première démarche fut de trouver des informations au sujet de ces dernières années. Il y a un peu partout des fragments qui semblent ne servir à rien quand on ne sait pas par où commencer… L’Âge des Légendes… Quel nom bizarre vous avez donné à mon époque ! Mais vos récits les plus fous sont encore très loin de la réalité. J’étais née depuis plus de deux siècles lorsque la Brèche fut ouverte, et pour une Aes Sedai, j’étais encore en pleine jeunesse. Vos « légendes » ne sont qu’une pâle imitation de ce qui fut mon quotidien. Pourquoi… ?
Nynaeve cessa d’écouter. Imaginer une façon de distraire la Rejetée ? Même si elle trouvait quelque chose à dire, Moghedien ne se laisserait sûrement pas abuser par la méthode qu’elle utilisait. Il fallait s’en inspirer, pas la copier. Mais comment faire quand on n’avait pas le loisir de détourner l’énergie nécessaire à tisser un filament de… ?
Minute ! Moghedien était exactement dans la même situation. Elle, une Aes Sedai de l’Âge des Légendes habituée depuis des lustres à utiliser le Pouvoir. Avant d’être emprisonnée, y avait-il seulement des limites à ce qu’elle pouvait faire ? En se cachant, depuis qu’elle était libre, à quel point s’était-elle habituée à réaliser des choses sans recourir au Pouvoir ?
Nynaeve permit à ses jambes de se dérober à demi. Lâchant son plumeau, elle s’accrocha au piédestal, comme pour s’empêcher de tomber. Pour que ça fonctionne, il allait falloir être un peu rusée.
Moghedien sourit et avança d’un pas.
— … voyager dans d’autres mondes, y compris parmi les étoiles. Sais-tu ce que sont les astres ?…
Si sereine. Si sûre d’elle. Savourant déjà son triomphe.
Nynaeve s’empara du collier et parvint à ignorer le flot d’émotions déchirantes qui déferla en elle. Assez longtemps, en tout cas, pour propulser le bijou sur son adversaire.
La Rejetée n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche en grand avant que le cercle de métal noir la percute entre les deux yeux. Pas un choc terrible, et sûrement pas assez violent pour l’étourdir, mais un événement inattendu. Ce qu’il fallait pour la distraire et l’amener à relâcher très légèrement son contrôle sur le Pouvoir. Un instant, l’équilibre des forces fut rompu. Le bouclier d’Esprit de Nynaeve en profita pour s’interposer entre Moghedien et la Source Authentique. Aussitôt, l’aura du saidar se dissipa.
La Rejetée écarquilla les yeux. Un moment, Nynaeve redouta qu’elle lui saute à la gorge – en tout cas, c’est ce qu’elle aurait fait à sa place. Mais Moghedien souleva l’ourlet de sa robe, se détourna et s’enfuit à toutes jambes.
Maintenant qu’elle n’avait plus à se défendre, Nynaeve n’eut aucun mal à tisser des liens d’Air autour de la fuyarde, qui s’immobilisa en pleine course.
Nynaeve se hâta de nouer son tissage. Elle avait réussi !
J’ai affronté et vaincu une Rejetée !
Regardant la femme emprisonnée par des flux d’Air plus durs et plus résistants que la pierre, l’ancienne Sage-Dame eut du mal à en croire ses yeux. Même en voyant Moghedien ainsi, en équilibre sur une jambe, c’était difficile à assimiler.
D’autant qu’en examinant son œuvre de plus près, Nynaeve découvrit qu’elle n’était pas parfaite. Le bouclier s’était « émoussé » avant de se mettre en place. Capturée et isolée de la Source, Moghedien n’était toujours pas calmée.
En s’efforçant de ne pas chanceler, Nynaeve vint se camper devant son adversaire vaincue. La Rejetée avait toujours l’air d’une reine, mais d’une reine effrayée qui tremblait de tous ses membres et regardait autour d’elle comme une biche prise au piège.
— Si-si… si tu me libères, je-je… nous… un arrangement est po-possible… Je peux t’apprendre enco-core tant de cho-choses…
Nynaeve coupa sans ménagement la chique à son adversaire – un bâillon d’Air qui vint obstruer sa bouche grande ouverte.
— Un marchepied vivant ? C’est ce que tu as dit ? Une excellente idée, je trouve… J’adore l’équitation.
L’ancienne Sage-Dame sourit à la Rejetée aux yeux exorbités.
Un marchepied, et comment ! Quand Moghedien aurait été jugée et calmée – pour une Rejetée, la sentence ne faisait aucun doute – elle serait condamnée à travailler aux cuisines, dans les jardins ou dans les écuries. De temps en temps, on l’exhiberait pour montrer que même une Rejetée ne pouvait pas échapper à la justice. À part ça, une étroite surveillance exceptée, on la traiterait comme n’importe quelle autre domestique. Mais pourquoi ne pas lui laisser croire que Nynaeve pouvait se monter aussi cruelle qu’elle ? Qu’elle crève donc d’angoisse jusqu’à ce que…
Jusqu’à ce que quoi ? Moghedien n’allait pas être traduite en justice, en tout cas pour l’instant. Pour ça, il aurait fallu trouver un moyen de la sortir du palais…
Nynaeve fit la grimace, et sa prisonnière crut que c’était de mauvais augure pour elle. Des larmes perlant à ses paupières, elle tenta de parler sous son bâillon.
Assez peu fière d’elle, Nynaeve alla ramasser le collier noir, le glissant dans sa bourse avant que le torrent d’émotions négatives ait pu l’atteindre. Elle s’occupa ensuite des bracelets.
J’ai torturé cette femme… Une torture mentale, en évoquant un sort qui ne sera pas le sien. Elle le mérite, c’est vrai, mais ce genre de comportement ne me ressemble pas. Vraiment ? Ne suis-je donc pas meilleure qu’Egeanin ?
Furieuse de se poser une telle question, Nynaeve se retourna, passa devant Moghedien et se dirigea vers la vitrine où était exposé le sceau. Il devait bien y avoir un moyen de traîner cette femme devant un tribunal !
Dans la vitrine, l’ancienne Sage-Dame vit sept figurines, et pas l’ombre d’un sceau.
Un moment, la jeune femme en resta bouche bée. La septième figurine, un animal qui ressemblait à un cochon, mais avec un museau rond et des pieds aussi larges que ses énormes pattes, occupait la place du sceau, au centre des six autres.
Soudain, Nynaeve écarquilla les yeux. Non, il n’y avait rien. La figurine n’était qu’un tissage d’Air et de Feu – des flux si minuscules que les fils d’une toile d’araignée, en comparaison, seraient passés pour des cordes. Même en se concentrant, elle avait du mal à les voir. Et à son avis, Liandrin et ses complices n’avaient pas dû en être capables. Tissant un petit filament tranchant, Nynaeve dissipa l’illusion, et le sceau réapparut à la place du gros animal. En spécialiste de la dissimulation, Moghedien l’avait caché… à la vue de tous. Un tissage de Feu se chargeant de forer un trou dans le verre, le sceau ne tarda pas à rejoindre le reste du butin de Nynaeve.