Des sons étouffés filtraient de la lourde porte donnant sur la rue. Les émeutes continuaient. Si les hommes avaient fait leur part du travail, tout irait bien…
Sans un regard pour Egeanin, Nynaeve serra brièvement Elayne dans ses bras.
— J’étais si inquiète… Vous avez eu des ennuis ?
— Aucun ! répondit joyeusement la Fille-Héritière. (Voyant Egeanin sursauter, elle la foudroya du regard.) Amathera nous a un peu compliqué la vie, mais c’est résolu…
— Compliqué la vie ? Comment ça ? Oui, comment leur as-tu compliqué la vie, Panarch ?
Amathera ne répondit pas et garda le regard rivé droit devant elle. Elayne ne se montrant pas plus loquace, Egeanin répondit à sa place :
— Elle a tenté de nous fausser compagnie pour aller inciter ses soldats à chasser du palais les Suppôts des Ténèbres. Pourtant, Elayne l’avait avertie…
Nynaeve refusa de regarder la Seanchanienne.
— Ne fais pas cette tête, dit Elayne. J’ai poursuivi notre amie, et nous avons eu une petite conversation. Je pense qu’elle est tout à fait d’accord avec moi, désormais…
— Oui, Aes Sedai, fit docilement la Panarch. Je ferai tout ce que tu veux, et je vous fournirai des laissez-passer que même les émeutiers respecteront. Nous n’aurons plus besoin d’avoir des… conversations.
Comme si ce discours avait un sens, Elayne acquiesça, puis elle fit signe à la femme de se taire. Aussitôt, la Panarch ferma la bouche. Un peu à contrecœur, certes, à moins que cette moue soit due à la forme un peu particulière de ses lèvres… De toute évidence, il s’était passé des choses assez étranges, et Nynaeve se jura d’en savoir plus long dès qu’elle en aurait l’occasion. Pour l’heure, il fallait agir. Le couloir restait vide, mais des cris de panique montaient d’un peu partout dans le palais. Et derrière la porte, la foule grondait.
— Et toi ? demanda Elayne. Tu aurais dû être là une demi-heure plus tôt. Tout ce raffut, c’est ton œuvre ? J’ai senti deux femmes en train de canaliser assez de Pouvoir pour faire s’écrouler le palais. Un peu plus tard, je ne sais quelle force a ébranlé ses fondations. J’ai cru que tu étais à l’origine de tout ça, et j’ai dû interdire à Egeanin de voler à ton secours.
Egeanin ? Nynaeve hésita, puis elle s’autorisa à tapoter l’épaule de la Seanchanienne.
— Merci beaucoup…
L’air perplexe, comme si elle ne comprenait rien à tout ça, y compris ses propres réactions, Egeanin hocha cependant la tête.
— Moghedien m’est tombée dessus… Pendant que je réfléchissais à un moyen de la traîner devant le tribunal de la tour, Jeaine Caide a failli me décapiter avec un torrent de Feu.
Elayne blêmissant, Nynaeve modéra son propos :
— Enfin, le coup n’est pas passé si près que ça…
— Tu as capturé Moghedien ? Une Rejetée ?
— Oui, mais elle s’est enfuie…
Voilà, c’était dit… Consciente du regard que lui jetaient les trois femmes, Nynaeve trépigna quelque peu. Avoir tort était en gros ce qu’elle détestait le plus dans la vie. En particulier quand c’était elle qui avait fixé les règles du jeu sans se montrer capable de les respecter.
— Elayne, je sais que j’ai insisté sur la prudence, mais une fois qu’elle était à ma merci, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à un moyen de la traduire en justice.
Des justifications, presque des excuses… Bref, tout ce qu’elle détestait ! Où étaient donc les trois crétins qui les secondaient ?
— J’ai mis notre mission en danger en ne me concentrant pas sur l’essentiel, mais je te prie de ne pas me sermonner.
— Pas de sermon, promit Elayne. Si tu jures d’être prudente à partir de maintenant. (Egeanin se racla soudain la gorge.) Mais j’oubliais, as-tu trouvé le collier et les bracelets ?
L’attente semblant aussi lui taper sur les nerfs, la Fille-Héritière rosissait un peu. À moins que…
— Je les ai, dit Nynaeve en tapotant sa bourse.
Dehors, les cris se faisaient plus forts. Idem à l’intérieur du palais. En partie à cause de Liandrin, qui devait le retourner en tous sens pour découvrir ce qui s’était passé.
— Que font ces types, bon sang ?
— Ma Légion…, commença Amathera.
Elayne n’eut besoin que d’un regard pour la réduire au silence. Leur « conversation » avait dû être croquignolette, vraiment. Boudeuse, la Panarch faisait penser à une fillette menacée d’être envoyée au lit sans dîner.
Nynaeve regarda Egeanin, qui fixait intensément la porte.
Elle voulait me secourir ? Pourquoi ne me laisse-t-elle pas la détester en paix ? Parce que nous nous ressemblons, au fond ?
La porte s’ouvrit enfin. Retirant de la serrure deux tiges de métal recourbées, Juilin se releva, du sang maculant un côté de son visage.
— Vite ! Il faut filer avant que ça tourne vraiment mal.
Nynaeve sortit la première. Considérant l’état du pisteur de voleurs, elle se demanda ce qu’il entendait par « vraiment mal ». Dehors, les marins de Domon – trois cents gaillards au minimum – formaient un demi-cercle défensif devant la porte. Gourdin au poing, le contrebandier les encourageait de la voix, hurlant pour couvrir le vacarme de la populace. Dans un désordre indescriptible, des émeutiers faisaient face aux marins, dont les gourdins et les bâtons semblaient pour l’instant assez dissuasifs.
En réalité, les hommes de Domon n’intéressaient pas les rebelles. Mais derrière eux, des Fils de la Lumière à cheval se battaient à coups d’épée contre des enragés qui les menaçaient de leur fourche, de leur bâton et même de leur poing nu. Une pluie de pierres tombait sur les Capes Blanches, heureusement casqués, qui semblaient avoir du mal à ne pas se laisser déborder.
Le cheval d’un Fils isolé par la foule se cabra, puis bascula en arrière. L’animal se releva très vite, mais sans son cavalier…
D’autres montures à la selle vide erraient parmi la foule. Simplement pour se couvrir, c’était ça que Nynaeve et ses compagnes avaient provoqué ? Se souvenant de l’enjeu, l’ancienne Sage-Dame tenta de se consoler, mais elle n’y parvint pas. Des hommes allaient mourir, ça ne faisait aucun doute, et…
— Vous comptez rester ici, les femmes ? lança soudain Thom en agitant une main.
Du sang coulait d’une entaille, au-dessus de son œil gauche. Une pierre, peut-être… Quant à la belle cape marron, elle n’était même plus en état de servir de chiffon…
— Si la Légion de la Panarch cesse d’avoir la trouille, ça pourrait devenir dangereux !
Amathera eut un cri indigné, mais Elayne la poussa en avant sans ménagement. Nynaeve et Egeanin suivirent aussitôt le mouvement. Dès que les quatre femmes furent dehors, les marins resserrèrent le cercle autour d’elles et entreprirent de leur frayer un chemin dans la mêlée. Bousculée par les hommes qui combattaient pour la sauver, Nynaeve tituba plus d’une fois et Egeanin, glissant sur les pavés, faillit carrément s’étaler. La retenant par un bras, l’ancienne Sage-Dame l’aida à se relever et fut récompensée par un sourire reconnaissant.
Nous ne sommes pas si différentes… Pas des sœurs jumelles, mais très proches l’une de l’autre…
Sans avoir besoin de se forcer, Nynaeve fit un sourire encourageant à la Seanchanienne.
La foule occupait toutes les rues qui entouraient le palais. Au-delà de cette masse humaine féroce, le chemin se dégagea considérablement, car les gens qui ne souhaitaient pas participer à l’émeute se montraient assez sages pour en rester le plus loin possible. Le plus dur étant fait, les marins desserrèrent la formation, laissant plus d’espace vital aux femmes. Cela dit, tous les badauds qui osèrent les regarder eurent droit à des gestes et des cris menaçants. Révolte ou non, les rues de Tanchico restaient de véritables coupe-gorge. Après son séjour dans le palais, qui lui avait semblé durer une éternité, Nynaeve fut un peu surprise que rien n’ait changé, mais elle reprit vite ses esprits.