— Il est temps de revenir au train-train quotidien, dit Perrin.
Faile recevrait peut-être un jour la lettre. Par miracle…
— Mais cesse de me vouvoyer et de me donner du « seigneur », bon sang ! s’écria Perrin en ramassant son arc, sur la table.
Sa hache et son marteau pendaient déjà à sa ceinture…
Devant l’auberge, les Compagnons attendaient, déjà en selle. L’embout de la longue hampe calé dans un de ses étriers, Wil al’Seen portait le stupide étendard à tête de loup. Dire qu’il avait refusé de s’en charger, un jour pas si lointain que ça. À présent, tous les survivants des fidèles du premier jour, les « héros » de Perrin, se disputaient cet honneur. Un arc dans le dos et une épée au côté, Wil se rengorgeait comme un jeune coq de village.
Alors que Ban montait en selle, Perrin l’entendit murmurer :
— Le chef est aussi froid qu’un étang en hiver… De la glace ! Ça ne se passera peut-être pas si mal que ça, aujourd’hui…
Perrin n’accorda aucune attention à la remarque. Sur la place Verte, les femmes formaient un cercle autour du mât où la version géante du ridicule étendard battait au vent. Cinq ou six cercles concentriques de braves combattantes armées de faux, de fourches, de haches de bûcheron, voire de couteaux de cuisine et de hachoirs.
La gorge serrée, Perrin enfourcha Trotteur et se dirigea vers le mât. Tous les enfants présents à Champ d’Emond se massaient les uns contre les autres au milieu du cercle de femmes.
Alors qu’il « inspectait les rangs », Perrin sentit que tous les regards le suivaient. Il capta bien entendu une odeur de peur panique. Si les enfants ne dissimulaient pas leur terreur, les adultes tentaient tant bien que mal de la cacher, mais l’odeur les trahissait.
Perrin s’arrêta devant Marin al’Vere, Daise Congar et toutes les autres femmes du Cercle. Un des marteaux de son mari sur l’épaule, Alsbet Luhhan portait le casque volé à un Fils de la Lumière la nuit de son évasion – un peu de travers, le casque, à cause de son épaisse natte. Un couteau à découper au poing, Neysa Ayellin en avait glissé deux autres à sa ceinture.
— Nous avons tout prévu, annonça Daise, regardant Perrin comme si elle s’attendait à des objections… avec la ferme intention de ne pas en tenir compte.
Munie d’un fer de fourche fixé à un manche plus grand qu’elle, Daise semblait s’accrocher à son arme comme un naufragé à sa planche de salut.
— Si les Trollocs percent nos défenses, les hommes seront très occupés. Dans ce cas, nous nous chargerons d’évacuer les enfants. Les plus grands savent que faire, et les autres ont tous joué à cache-cache dans le bois. Ils y resteront jusqu’à ce qu’ils puissent en sortir en toute sécurité.
Les « plus grands »… Des garçons et des filles de treize ou quatorze ans portaient chacun un bébé attaché dans le dos et tenaient par la main des garçonnets et des fillettes. Les filles plus âgées se tenaient dans les rangs avec leur mère. Bode Cauthon serrait le manche d’une hache à deux mains et sa sœur Eldrin brandissait une pique à sanglier. Les garçons, eux, étaient avec les défenseurs ou sur les toits de chaume, avec leur arc.
Les Zingari se tenaient eux aussi au milieu du cercle de femmes. Ils ne se battraient pas, mais chacun avait deux bébés attachés dans le dos et en serrait un dans ses bras.
Tendrement enlacés, Raen et Ila évitaient soigneusement de regarder Perrin et Aram.
« Ils y resteront jusqu’à ce qu’ils puissent en sortir en toute sécurité. »
Tu parles !
— Je suis désolé, dit Perrin.
Il dut s’interrompre pour s’éclaircir la gorge. Jamais il n’avait voulu en arriver là ! Mais qu’aurait-il pu faire d’autre ? Même se rendre aux Trollocs ne les aurait pas empêchés de piller et de massacrer. Depuis le début, l’issue était inévitable.
— Je sais que je n’ai pas bien agi avec Faile, mais j’ai fait ce que je devais faire. Je vous prie de le comprendre…
— Ne sois pas stupide, Perrin, fit Alsbet, pleine de compassion. Tu sais que t’entendre dire des âneries me tape sur les nerfs. Crois-tu que nous aurions voulu que tu fasses autre chose ?
Un hachoir dans une main, Marin tendit l’autre pour tapoter le genou du jeune homme.
— Tout homme qui mérite qu’on cuisine amoureusement pour lui aurait fait la même chose.
— Merci…
La voix très rauque, Perrin se demanda s’il n’allait pas éclater en sanglots. Malgré ses efforts, il ne parvint pas à reprendre un ton normal.
Ces femmes allaient le prendre pour un parfait crétin !
— Merci… Je n’aurais pas dû vous mentir, mais Faile ne serait pas partie si elle avait soupçonné la vérité.
— Perrin ! Perrin ! s’esclaffa Marin.
Apeurée comme elle l’était, rire ainsi de bon cœur… Perrin aurait donné cher pour avoir la moitié du courage de cette femme.
— Nous avons compris où tu voulais en venir avant même que tu l’aies mise sur son cheval, et je parierais qu’elle n’était pas dupe non plus. Les femmes se résignent souvent à faire certaines choses pour satisfaire leur compagnon… Maintenant, à toi d’aller jusqu’au bout de ton devoir. Les gamins sont l’affaire du Cercle des Femmes.
Perrin trouva la force de sourire à l’épouse de Bran.
— Très bien, maîtresse, dit-il en se tapotant le front du bout d’une phalange pliée. Veuillez m’excuser. Je suis assez malin pour ne pas me mêler de ce qui ne me regarde pas.
Les femmes qui entouraient Marin gloussèrent tandis que le jeune homme faisait tourner bride à Trotteur.
Alors que les autres Compagnons chevauchaient derrière Wil et son désolant étendard, Perrin s’avisa que Ban et Tell le suivaient. D’un geste, il leur fit comprendre de se porter à sa hauteur.
— Si ça tourne mal, dit-il quand les deux jeunes gens eurent obéi, les Compagnons devront revenir ici pour aider les femmes.
— Mais…, voulut objecter Tell.
— Il n’y a pas de « mais » ! Si ça tourne au désastre, vous viendrez aider les femmes et les enfants à sortir du village. C’est compris ?
Les deux jeunes hommes acquiescèrent à contrecœur.
— Et toi, que feras-tu ? demanda Ban.
Perrin ignora la question.
— Aram, tu resteras avec les Compagnons.
Avançant entre Trotteur et le cheval de Tell, le Zingaro ne daigna même pas lever la tête.
— Moi, je vais là où tu vas…, dit-il simplement.
Une réponse sans équivoque. Quoi que dise Perrin, Aram n’en ferait qu’à sa tête. Les vrais seigneurs avaient-ils ce genre de tracas avec leurs hommes ? se demanda Perrin, de plus en plus accablé.
À l’extrémité ouest de la place Verte, les Capes Blanches attendaient en colonne par quatre. Pour que leurs armures et leurs armes brillent ainsi au soleil, ces hommes avaient dû passer la moitié de la nuit à les polir.
Dain Bornhald et Jaret Byar firent pivoter leur monture afin d’être en face de Perrin. S’il se tenait bien droit sur sa selle, Bornhald empestait l’alcool de pomme. Dès que ses yeux se posèrent sur Perrin, Byar eut une grimace haineuse pire que toutes celles que le jeune homme lui avait vues.
— Vous n’êtes pas encore en position ? demanda Perrin.
Les yeux baissés sur la crinière de son cheval, Bornhald ne répondit pas.
— Nous partons, Créature des Ténèbres ! cracha Byar.
Des murmures courroucés coururent dans les rangs des Compagnons, mais le Fils de la Lumière les ignora. Pareillement, il fit semblant de ne pas avoir vu la main d’Aram voler vers la poignée de son épée.
— Nous allons nous frayer un chemin dans les lignes de tes amis, puis gagner Colline de la Garde et rejoindre le reste de nos forces.
Un départ ? Quatre cents soldats tournant le dos à la bataille ? Des Capes Blanches, certes… Mais des cavaliers expérimentés, pas des soldats de fortune. Des militaires dont le chef avait promis de soutenir les hommes de Deux-Rivières là où les combats seraient les plus sanglants. Pour que Champ d’Emond ait encore une chance, Perrin devait convaincre ces hommes de rester.