— Ça n’a rien d’une plaisanterie, Loial, souffla Perrin tandis qu’il passait les hommes en revue, tentant de ne pas entendre leurs vivats. Que tu le veuilles ou non, tu es un héros…
L’Ogier sourit à son ami humain avant de se reconcentrer sur le terrain découvert, au-delà de la haie de pieux. Des bâtons rayés de blanc marquaient les intervalles de cent pas, jusqu’à cinq cents. Au-delà s’étendaient des champs de céréales et de tabac dévastés lors des attaques précédentes. Plus loin encore, derrière les ultimes clôtures, la forêt reprenait ses droits.
Parmi les défenseurs, Perrin reconnut tant de visages familiers ! Le gros Edward Candwin à côté de Paet al’Caar, tous deux armés d’une lance. Buel Dowtry, le fabricant de flèches aux cheveux blancs, coude à coude avec son vieux complice le maître artisan expert en arcs. Plus loin, Perrin aperçut Jac al’Seen auprès de son cousin chauve, Wit, et de Flann Lewin, un vrai parangon de minceur, voire de maigreur, comme tous les hommes de sa famille.
Jaim Torfinn et Hu Marwin étaient là aussi – deux des premiers « héros » à avoir suivi Perrin. Comme si avoir « raté » l’embuscade, dans le bois de l’Ouest, avait ouvert un fossé entre eux et les autres jeunes gens, ils ne s’étaient jamais joints aux Compagnons, mais sans pour autant fuir les combats.
Elam Dowtry, Dav Ayellin, Ewin Finngar… Hari Coplin et son frère Darl… Le vieux Bili Congar. Berin Thane, le frère du meunier… Sans parler d’Athan Dearn, si gros qu’on aurait pu le croire incapable de bouger, et de Kevrim al’Azar, un vieil homme dont les petits-fils étaient déjà mariés et pères de famille. Et Tuck Padwhin, et…
Perrin se força à interrompre ce recensement qui risquait de ne jamais finir. Talonnant Trotteur, il alla rejoindre Verin, campée près d’une catapulte sous l’œil attentif de Tomas, perché sur son cheval gris. L’Aes Sedai rondelette vêtue de marron étudia un moment Aram avant de lever les yeux sur Perrin, le front plissé comme si elle se demandait en quel honneur il venait la déranger.
— Je suis surpris qu’Alanna et vous soyez encore ici, dit Perrin. Traquer des filles capables de canaliser le Pouvoir ne vaut pas de risquer sa vie. Tenir les fils d’un ta’veren non plus, selon moi…
— C’est ce que nous faisons, tu crois ? (Croisant les bras, Verin inclina pensivement la tête.) Franchement, ce serait un moment mal choisi pour nous en aller… Dans ton genre, tu es aussi intéressant à étudier que Rand. Et que le jeune Mat… Si je pouvais me diviser en trois, je vous suivrais à chaque instant du jour et de la nuit, quitte à vous épouser pour ne pas perdre une miette de votre vie.
— Je suis déjà marié, répondit Perrin.
Une phrase qui sonnait bizarrement dans sa bouche. Agréablement, aussi. Oui, il avait une femme, et elle était en sécurité.
Verin l’arracha à sa tendre rêverie.
— C’est vrai… Mais tu ne sais pas ce qu’épouser Zarine Bashere impliquera pour toi, pas vrai ? (Verin tendit une main, saisit le manche de la hache de Perrin et fit tourner l’arme dans sa ceinture.) Quand te décideras-tu à la troquer contre un marteau ?
D’instinct, et sans cesser de regarder l’Aes Sedai, Perrin fit reculer Trotteur afin de soustraire sa hache à toute curiosité mal placée. Ce qu’impliquerait son mariage avec Faile ? Renoncer à la hache ? Que voulait dire cette femme, et que savait-elle ?
— ISAM ! lança soudain une voix gutturale puissante.
Des Trollocs apparurent, tous une bonne demi-fois plus grands et deux fois plus larges qu’un homme normal. S’arrêtant avant d’être à portée de flèche, les monstres serrés les uns contre les autres évoquaient une sombre marée sur le point de déferler. Hideux mélange d’humanité et de bestialité, leur museau et leur bec surmontés par des yeux brûlants de haine, ils attendaient en brandissant des épées incurvées, des haches de guerre, des lances à la pointe barbelée et des tridents.
Derrière les Trollocs, des Myrddraals montés sur des chevaux noirs comme la nuit galopaient en levant le poing, leur cape de ténèbres insensible au vent qui aurait pourtant dû la faire onduler.
— ISAM !
— Très intéressant…, souffla Verin.
Perrin n’aurait pas nécessairement employé ce mot. C’était la première fois que les Trollocs criaient quelque chose qui semblait avoir un sens, même si le jeune « général » aurait été bien en peine de dire lequel.
Caressant du bout des doigts son ruban nuptial, Perrin se força à chevaucher calmement jusqu’au centre de la ligne de défenseurs. Les Compagnons le suivirent, la ridicule tête de loup rouge battant toujours fièrement au vent. Lame au clair, Aram tenait son épée à deux mains.
— Préparez-vous ! cria Perrin.
Constatant que sa voix ne tremblait pas, il eut du mal à en croire ses oreilles.
— ISAM !
La marée noire se mit en mouvement en hurlant sa haine.
Faile était en sécurité. Pour Perrin, rien d’autre ne comptait. Et s’il se forçait à ne pas regarder le visage des hommes qui le flanquaient – tous condamnés à mort, désormais – il en irait ainsi jusqu’à la fin.
Les mêmes cris de haine montaient du sud. Les deux côtés en même temps… Jusque-là, les Trollocs n’avaient jamais essayé ça. Mais Faile était saine et sauve.
— À quatre cents pas ! lança Perrin.
Les archers levèrent leur arme. Pour ne pas gaspiller de flèches, il fallait laisser avancer encore un peu la marée noire.
— Tirez !
Assourdi par les hurlements des Trollocs, Perrin n’entendit pas le bruit des centaines de cordes qui se détendaient en même temps. Mais une volée de flèches monta majestueusement dans le ciel, puis retomba en pluie sur les assaillants. Des pierres lancées par les catapultes explosèrent, semant la mort dans les rangs serrés de monstres.
Les Trollocs survivants piétinèrent sans hésiter leurs camarades moins chanceux. Quelques Myrddraals basculèrent de leur monture sans que ça ait un effet notable sur l’assaut. Cette fois, rien ne semblait pouvoir arrêter les Créatures des Ténèbres.
Perrin n’eut pas besoin de répéter l’ordre de tirer. D’eux-mêmes, les archers décochèrent une deuxième volée qui amorça sa descente alors que la première venait juste de s’abattre sur les Trollocs. Une troisième suivit, puis une quatrième et une cinquième.
Les pierres des catapultes faisaient des ravages. Galopant d’un engin de guerre à l’autre, Verin se penchait sur sa selle pour imposer les mains sur les projectiles.
Mais les Trollocs avançaient toujours, et les hommes accroupis derrière la barrière de pieux commencèrent à se préparer au contact.
Le sang de Perrin se glaça dans ses veines. Le sol était jonché de cadavres de monstres. Pourtant, la marée semblait toujours aussi puissante et irrésistible. Affolé, Trotteur hennit, mais son maître ne l’entendit pas dans le vacarme ambiant.
Lentement, Perrin dégaina sa hache, dont le tranchant et la pique reflétèrent la vive lumière du soleil. Il n’était pas encore midi, la journée serait longue, pour ceux qui arriveraient jusqu’au bout…
Mon cœur est à toi pour toujours, Faile…
Cette fois, les pieux ne réussiraient pas à…
Sans même ralentir, le premier rang de Trollocs vint littéralement s’empaler sur les pieux. Des cris de douleur retentirent, ponctuant la fin atroce de centaines de créatures contrefaites dont le groin ou le bec dégoulinait maintenant de sang. Mais les monstres qui venaient derrière, achevant ainsi leurs frères d’armes, s’en servirent comme de marchepieds pour négocier l’obstacle. Tous ne réussirent pas, mais le mouvement était lancé et il ne cesserait plus.