— Non, mon cœur, même si je m’en serais chargée, si j’avais pu… Quand cet homme est arrivé avec son message – « Nous venons » – j’ai pensé, ou espéré, qu’il annonçait des renforts… (S’écartant un peu, Faile leva les yeux sur son mari.) Je ne pouvais pas te le dire, faire naître en toi de faux espoirs… Si je m’étais trompée, ç’aurait été trop cruel. S’il te plaît, ne sois pas en colère contre moi.
Perrin souleva Faile de sa selle et l’assit en amazone sur la partie avant de la sienne. La jeune femme protesta, sourit puis se pencha au-dessus du troussequin pour jeter les bras autour du cou de son époux.
— Je ne serai jamais en colère contre toi, c’est pro…
Faile posa un index sur les lèvres de Perrin.
— La pire chose que mon père ait faite à ma mère, c’est de jurer qu’il ne serait jamais furieux contre elle. C’est elle-même qui me l’a dit, et il lui a fallu un an pour le forcer à reprendre sa parole. Et le libérer d’un poids insupportable, en réalité… Perrin, tu seras en colère contre moi, et je m’énerverai contre toi. Si tu veux promettre quelque chose, me faire un autre serment nuptial, jure que tu ne me cacheras jamais ta colère. Si tu la dissimules, je ne pourrai rien faire pour l’apaiser, mon époux… Mon époux ? Dis donc, mais ça sonne bien, ça ?
Perrin nota que Faile n’avait pas promis de ne jamais lui cacher sa colère ou son désagrément. Selon son expérience, pour s’en apercevoir, il devrait le plus souvent fournir des efforts surhumains. Dans le même ordre d’idées, elle n’avait pas non plus juré de ne pas avoir de secrets pour lui. Mais tout ça n’avait aucune importance, puisqu’elle était avec lui…
— Quand tu me taperas sur les nerfs, je te le ferai savoir, mon épouse…
Faile jeta à Perrin un regard en coin, comme si elle ne savait pas exactement comment prendre cette déclaration.
Tu ne comprendras jamais rien à ce qu’elles racontent, cousin Jaim, mais ça ne te dérangera plus…
Perrin prit soudain conscience du charnier qui l’entourait. Sur le sol jonché de dépouilles, des Myrddraals se convulsaient encore comme s’ils refusaient de mourir pour de bon. Et les Trollocs…
Il y en avait partout, à perte de vue… Un cimetière de Créatures des Ténèbres au-dessus duquel des vautours tournaient déjà en cercle, attendant le moment propice pour festoyer. En revanche, pas de corbeaux en vue…
Au sud, si Jaim avait dit vrai, ce devait être exactement la même chose. D’ailleurs, on apercevait également des vautours…
Un massacre. Mais rien qui puisse venger Deselle, Adora ou le petit Paet. Quoi qu’il arrive, aucun triomphe ne compenserait jamais ces pertes-là.
Perrin serra Faile assez fort pour lui arracher un petit cri. Quand il voulut relâcher sa pression, elle posa les mains sur ses bras pour l’en empêcher.
Cette femme pouvait tout compenser. Oui, tous les malheurs, tant qu’il parviendrait à ne pas la perdre.
Des vainqueurs émergeaient de Champ d’Emond. Marin le soutenant, un grand sourire aux lèvres, Bran utilisait sa lance comme une canne. Un peu plus loin, Wit serrait Daise dans ses bras sous le regard presque ému de Gaul et de Chiad, main dans la main, leur voile noir baissé.
Les oreilles en berne, Loial semblait encore plus épuisé. Alors que Tam avait le visage en sang, Flann Lewin n’aurait sûrement pas tenu debout sans le secours d’Adine, son épouse. Presque tous les défenseurs, hommes comme femmes, portaient au moins un bandage ensanglanté. Mais ils approchaient, telle une bonne et douce marée. Elam et Dav, Ewin et Aram, Eward Candwin et Buel Dowtry… Perrin aperçut Hu et Tad, les palefreniers de l’auberge, puis Ban, Tell, les Compagnons et leur ridicule étendard. Cette fois, il ne se concentra pas sur les amis qui manquaient, mais sur ceux qui étaient toujours là.
Verin et Alanna, toutes deux à cheval, Tomas et Ihvon juste derrière elles. Le vieux Bili Congar, lesté d’une chope qui devait contenir de la bière, ou mieux encore, de l’eau-de-vie. Cenn Buie, toujours aussi ratatiné, et couvert de bleus. Jac al’Seen, un bras autour de la taille de sa femme, avec autour de lui ses fils, ses filles, ses brus et ses gendres.
Raen et Ila, des bébés toujours attachés dans le dos…
Et tant de visages qu’il ne connaissait pas. Des hommes sans doute venus de Promenade de Deven et des exploitations environnantes. Des petits garçons et des fillettes couraient partout, heureux de vivre.
Tous ces survivants vinrent former avec les hommes de Colline de la Garde un grand cercle autour de Perrin et de Faile. S’ils évitaient d’approcher des Blafards moribonds, tous ces gens semblaient ne pas voir le charnier, parce que leurs regards se braquaient sur le couple dont Trotteur supportait bravement le poids.
Pourquoi ne disent-ils rien ? Et pour quelle raison nous regardent-ils comme ça ?
En colonne par quatre, comme d’habitude, les Fils de la Lumière sortirent eux aussi du village, Dain Bornhald et Jaret Byar à leur tête. Leur cape immaculée, toutes les lances tenues selon exactement le même angle, les cavaliers avançaient comme à la parade. Même si des murmures coururent dans le cercle, les défenseurs s’écartèrent pour permettre aux Capes Blanches d’y entrer.
Bornhald leva une main gantelée. Aussitôt, la colonne s’immobilisa dans un concert de grincements de harnais et de selles.
— C’est fini, Créature des Ténèbres ! lança Bornhald à Perrin.
Byar eut un rictus mauvais, mais son chef continua d’une voix égale :
— Les Trollocs ont perdu. Comme convenu, je viens t’arrêter parce que tu es un Suppôt des Ténèbres et un meurtrier.
— Non ! s’écria Faile. (Elle regarda Perrin, folle de rage.) Que veut-il dire par « comme convenu » ?
Perrin faillit ne pas entendre, car des cris montaient de toutes parts :
— Non ! Non !
— Vous ne l’emmènerez pas !
— Yeux Jaunes ! Yeux Jaunes !
Les yeux rivés sur Bornhald, Perrin leva une main pour demander le silence. Quand le calme fut revenu, il dit très calmement :
— J’ai promis de ne pas résister si vous nous aidiez, Cape Blanche ! Où étiez-vous pendant la bataille ?
Bornhald ne répondit pas.
Son mari, Wit accroché à elle comme s’il avait décidé de ne plus jamais la lâcher, Daise Congar sortit du cercle, son bras musclé autour de l’épaule du petit homme, à croire qu’elle avait pris la même décision le concernant. Alors que Daise plantait sa fourche dans le sol, l’air résolue, Perrin songea que ce couple faisait une image plutôt étrange : une grande femme musclée qui serrait contre elle son mari, plus petit et très mince, comme si elle voulait le protéger.
— Les Fils de la Lumière sont restés sur la place Verte, annonça Daise, tous très proprement alignés, comme des débutantes avant le bal de la Fête du Soleil… Ils n’ont pas bougé un cil. Et c’est ça qui nous a décidés à venir. (Toutes les femmes hochèrent la tête.) Voir que vous étiez presque débordés, et ces types qui restaient là à ne rien faire, comme des nœuds sur un tronc d’arbre.
— Crois-tu que je t’avais fait confiance ? demanda Bornhald à Perrin sans cesser de le dévisager. Ton plan a échoué parce que des renforts sont arrivés – des renforts que tu n’attendais surtout pas !
Faile s’agita nerveusement. Sans quitter l’officier du regard, Perrin plaqua un index sur les lèvres de la jeune femme pour lui faire signe de se taire. Son épouse lui mordit le doigt – très fort – mais elle obéit.
— J’assisterai à ta pendaison, Créature des Ténèbres ! lança Bornhald, s’échauffant de plus en plus. Oui, quoi que ça me coûte, j’y assisterai ! Même si le monde se consume, je te verrai mort !
Byar dégaina à moitié son épée. Le Fils qui se tenait derrière lui – nommé Farran, crut se souvenir Perrin – tira complètement sa lame au clair avec un grand sourire ravi.