Ordeith se laissa tomber du chêne et enfourcha son cheval sans daigner regarder ses compagnons. Sa meute de molosses, plutôt. Une trentaine de Fils de la Lumière qui ne portaient plus leur cape blanche, bien évidemment. Sous leur armure ternie et leurs vêtements crasseux, Bornhald n’aurait jamais reconnu ses fiers soldats. Aujourd’hui hirsutes et barbus, ces déchets d’humanité crevaient de peur devant Ordeith, un sentiment qui les rendait tellement plus dociles. Tant que c’était possible, ils évitaient de poser les yeux sur le Myrddraal qui se tenait parmi eux, son visage blafard et sans yeux aussi inexpressif que le leur.
Le Demi-Humain avait peur, comme eux. Peur qu’Isam lui mette la main dessus et le punisse à cause de l’attaque de Bac-sur-Taren. Isam avait détesté que tant de survivants aient pu s’enfuir pour raconter partout ce qui se passait à Deux-Rivières. À l’idée qu’Isam soit contrarié, Ordeith gloussa bêtement. Un jour, il faudrait qu’il s’occupe de cet homme, s’il n’était pas mort d’ici là.
— En route pour Tar Valon ! cria Ordeith.
Il faudrait chevaucher vite, pour arriver au bac avant Bornhald. Penser que l’étendard de Manetheren flottait de nouveau sur Deux-Rivières après tant de siècles. Penser à tout le mal que l’Aigle Rouge lui avait fait en ce temps-là…
— Mais d’abord, Caemlyn !
Les rayer de la carte, tous !
Que Deux-Rivières paie d’abord, puis Rand al’Thor, puis…
Toujours hilare, Ordeith partit au grand galop dans la forêt, en direction du nord. Inutile de se retourner pour voir si les autres le suivaient. Que pouvaient-ils faire d’autre, désormais ?
57
Un orage sur la Tierce Terre
Le soleil brûlant de l’après-midi martelait impitoyablement le désert des Aiels, envoyant des ombres sur les montagnes qui se dressaient au nord, soit juste devant la colonne. Sous les sabots de Jeade’en, la terre desséchée et craquelée évoquait une sorte d’océan solide – une étendue infinie dont d’innombrables lieues se déroulaient désormais derrière Rand et ses compagnons.
Depuis qu’elles lui étaient apparues, la veille, les montagnes fascinaient le jeune homme. Avec leur pic dépourvu de neige, elles étaient moins hautes que les montagnes de la Brume et beaucoup plus basses que le plus petit mont de la Colonne Vertébrale du Monde. Pourtant, leur silhouette déchiquetée, avec une multitude de flèches rocheuses gris veiné de jaune, de rouge ou de bandes brillantes, invitait si peu au voyage que tout homme sensé aurait préféré s’attaquer au Mur du Dragon plutôt qu’à cette chaîne-là.
Rand rectifia sa position sur sa selle, s’autorisa un soupir et ajusta le shoufa qu’il portait en même temps que sa veste rouge. Alcair Dal était niché au cœur de ces montagnes. Bientôt, certaines choses toucheraient à leur terme – à moins qu’il s’agisse au contraire d’un commencement. Ou des deux à la fois. Bientôt, peut-être…
La blonde Adelin marchait sans peine devant l’étalon tacheté de Rand. Neuf autres Far Dareis Mai à la peau tannée par le soleil l’entouraient, brandissant leurs lances et leur rondache. Un arc accroché dans le dos, leur voile noir prêt à être relevé, ces guerrières composaient la « garde d’honneur » de Rand. Si les Aiels n’utilisaient pas ce nom, les Promises allaient bel et bien à Alcair Dal pour l’honneur du jeune homme. Tant de différences entre ce peuple et lui… Même quand elles lui crevaient les yeux, ces différences, il restait aveugle et sourd à leur sens profond.
Par exemple, que signifiait le comportement d’Aviendha vis-à-vis des Promises ? Et la façon d’agir de ces dernières face à la jeune femme ? La plupart du temps, elle marchait à côté de Jeade’en, les bras croisés sous le châle drapé sur ses épaules. Ses yeux verts rivés sur les montagnes, elle parlait très rarement aux Promises, et jamais pour leur dire plus d’un ou deux mots. Mais la bizarrerie n’était pas là… Les bras croisés, voilà ce qui troublait Rand. Les Promises savaient qu’elle portait le bracelet d’ivoire, mais elles faisaient semblant de ne pas le voir. Alors, pourquoi le cacher ? Si elle ne voulait pas le retirer, pourquoi Aviendha dissimulait-elle son poignet dès qu’elle pensait qu’une Promise la regardait ?
— Tu n’appartiens pas à un ordre guerrier…, avait répondu Adelin quand il avait suggéré que d’autres Aiels que les Promises lui tiennent lieu d’escorte.
Pour la réunion, tous les chefs de tribu ou de clan seraient accompagnés par des membres de l’ordre guerrier d’où ils étaient issus.
— Tu n’appartiens pas à un ordre guerrier, mais ta mère était une Promise.
En disant ces mots, Adelin – comme ses neuf compagnes – n’avait délibérément pas regardé Aviendha, qui attendait à quelques pas de là dans l’entrée du toit de Lian.
— Depuis d’innombrables années, les Promises qui refusent de renoncer à la Lance confient leurs enfants aux Matriarches, qui leur choisissent une mère adoptive. Une Promise ne sait jamais si son enfant est une fille ou un garçon, et elle ignore à quel endroit il vit. Le fils d’une Promise est revenu vers nous, et nous savons qui il est. Nous irons à Alcair Dal pour ton honneur, fils de Shaiel, une Promise du clan Chumai des Taardad.
Devant la détermination d’Adelin, des neuf autres Promises et même d’Aviendha, Rand s’était demandé si ces femmes ne risquaient pas de le défier chacune en duel s’il refusait.
Lorsqu’il eut accepté, les guerrières l’avaient de nouveau soumis au rituel des libations. Cette fois, il avait dû vider dix petites coupes d’une boisson à base de zemai appelée oosquai. Dix Promises, dix coupes, pas question d’y échapper. Ressemblant à de l’eau teintée d’ocre, la boisson avait un vague goût de vase, et elle était plus forte que de l’eau-de-vie distillée deux fois. Au terme du rituel, Rand ne marchait plus droit, et les Promises, en se moquant de lui, l’avaient accompagné jusqu’à son lit. Bien entendu, il avait tenté de protester, mais quand dix femmes déchaînées vous chatouillaient, comment pouvait-on se faire prendre au sérieux ?
En tout cas, Aviendha n’avait pas trouvé drôle ce numéro. Le visage de marbre, elle était restée tout du long, s’asseyant au bord du lit après le départ de ses anciennes collègues. En silence, elle avait regardé le jeune homme sombrer dans un sommeil d’ivrogne.
À son réveil, il l’avait retrouvée au même endroit, renfrognée au point de ne pas vouloir parler des Promises, de l’oosquai ou d’aucun autre sujet relatif aux événements de la veille. Comme s’ils ne s’étaient jamais produits, en fait. Les Promises auraient-elles adopté le même comportement ? Rand l’ignorait, et il se voyait mal aller demander à dix femmes pourquoi elles l’avaient soûlé, s’amusant en suite à le déshabiller et à le mettre au lit.
Tant de différences, et si peu dont il comprenait le sens. Sans parler de celles qui pouvaient saboter son plan sans même qu’il sache pourquoi.
Rand jeta un coup d’œil derrière lui. Pleurer sur le lait renversé n’avait jamais servi à grand-chose…
À bonne distance, les Taardad le suivaient. Pas seulement ceux des Neuf Vallées, pas seulement les Jindo, mais aussi les Miadi, le clan des Quatre Pierres, les Chumai, le clan de l’Eau Sanglante et beaucoup d’autres. Une énorme colonne qui flanquait la caravane des colporteurs et la petite expédition des Matriarches. Un serpent humain qui mesurait une demi-lieue de long, des éclaireurs lui ouvrant la marche tandis que des messagers assuraient la communication entre le premier rang et la très lointaine arrière-garde.