La Matriarche sourit à Rhuarc, indiquant qu’elle ne le visait pas particulièrement. Le manque de réaction du chef des Taardad incita Rand à penser qu’il n’avait pas gobé le mensonge.
Melaine saisit son châle, sous son menton, et dévisagea Rand. Si elle n’était pas d’accord avec Moiraine, la Matriarche se méfiait cependant au plus haut point de ce qu’il préparait. Depuis le départ des Rocs Froids, le jeune homme n’avait pratiquement pas dormi. Si les Matriarches avaient épié son sommeil, elles auraient simplement eu accès à de brefs cauchemars.
— Sois très prudent, Rand al’Thor, dit Bair comme si elle avait lu les pensées du jeune homme. Un chef fatigué commet des erreurs, et tu ne peux pas te permettre ce luxe aujourd’hui.
Tirant sur les pans de son châle, elle ajouta, curieusement agressive :
— Nous ne pouvons pas te le permettre ! Les Aiels le paieraient trop cher…
L’arrivée d’autres cavaliers au sommet de la butte avait de nouveau attiré l’attention des Aiels de la kermesse et des camps. Autour des pavillons, des centaines d’hommes en cadin’sor et de femmes en jupe et chemisier – sans oublier l’inévitable châle – formaient une foule attentive.
Les cavaliers perdirent tout intérêt aux yeux des Aiels lorsque la roulotte blanche de Kadere apparut à son tour au sommet de la butte. Vêtu d’une veste crème, l’imposant colporteur trônait sur le banc du conducteur. En robe de soie blanche, un parasol assorti à la main, Isendre lui tenait compagnie.
La roulotte de Keille arriva quelques secondes plus tard, Natael se chargeant des rênes à côté de sa compagne. Les chariots bâchés suivirent très peu de temps après, les citernes tirées par de très longs attelages de mules fermant la marche.
Alors que les roulottes passaient devant Rand, leurs axes de roue mal graissés grinçant sinistrement, Kadere et Isendre regardèrent intensément le jeune homme. Paradant dans sa cape multicolore de trouvère, Natael les imita, et Keille aussi. Son énorme corps engoncé dans une robe blanche, la femme à la voix si mélodieuse arborait une résille blanche sur ses cheveux tenus par des peignes d’ivoire.
Rand flatta l’encolure de Jeade’en. Dans la cuvette, des hommes et des femmes s’éloignaient des pavillons pour aller à la rencontre des colporteurs. Les Shaido, eux, attendaient toujours. Mais ils n’auraient plus très longtemps à patienter…
Egwene fit s’arrêter sa jument grise à côté de Jeade’en. L’étalon tacheté tenta de donner un petit coup de museau à Brume et récolta une petite morsure pour sa peine.
— Rand, dit Egwene, depuis le départ des Rocs Froids, tu ne m’as pas laissé une occasion de te parler.
Rand ne répondit pas. La jeune femme était une Aes Sedai, désormais, et pas seulement parce qu’elle revendiquait ce titre. Avait-elle aussi marché dans ses rêves ? Les yeux cernés, elle semblait plutôt fatiguée…
— Ne te renferme pas sur toi-même, Rand… Tu n’es pas seul. D’autres combattent avec toi.
Se rembrunissant, Rand essaya de ne pas regarder son ancienne promise. Bien sûr, il pensait à Champ d’Emond et à Perrin, mais il ne voyait pas comment Egwene aurait pu savoir où était parti leur ami d’enfance.
— Que veux-tu dire ? demanda finalement Rand.
— Je combats pour toi, répondit Moiraine avant que sa jeune compagne ait pu ouvrir la bouche. Et Egwene aussi. (Les deux femmes échangèrent un regard intense.) Des gens luttent pour toi sans même le savoir, et tu ne les connais pas. Quand on te dit que tu modèles le Lacis de notre Âge, tu ne comprends pas ce que ça signifie, n’est-ce pas ? Les conséquences de tes actions, comme des ondulations dans l’eau – en fait, les « ondulations » de ta simple existence – se répercutent à travers toute la Trame pour modifier le tissage d’une multitude de vies dont tu n’as même pas conscience. La bataille ne concerne pas que toi, et de très loin. Mais tu es au centre de ce tissage particulier, au cœur de la Trame. Si tu échoues, tout le monde échouera. Et si tu t’écroules, tout le monde s’écroulera. Puisque je ne peux pas t’accompagner à Alcair Dal, emmène Lan avec toi. Une paire d’yeux supplémentaire pour surveiller tes arrières.
Le Champion tourna la tête et fronça les sourcils à l’intention de son Aes Sedai. Avec tous ces Shaido voilés pour tuer, il n’avait guère envie de la laisser sans protection.
Rand aurait parié qu’il n’était pas censé avoir vu le regard échangé par les deux femmes. Ainsi, Moiraine et Egwene lui faisaient des cachotteries… Au fond, à bien la regarder, Egwene avait des yeux d’Aes Sedai – sombres et énigmatiques…
Leur conversation terminée, Aviendha et les Promises étaient revenues près de leur « protégé ».
— Laissez donc Lan rester avec vous, Moiraine. Les Far Dareis Mai se chargeront de mon honneur.
Moiraine eut une moue amère. En revanche, les Promises saluèrent cette déclaration par de grands sourires. Pour une fois, Rand n’avait pas commis d’impair.
Dans la cuvette, les Aiels s’étaient massés autour des conducteurs de chariot occupés à dételer les mules. Parmi les colporteurs, tout le monde ne se concentrait pas sur les guerriers du désert. Chacune debout à côté de sa roulotte, Keille et Isendre se regardaient en chiens de faïence. Alors que Natael parlait nerveusement à sa compagne, Kadere faisait de même avec la sienne, et ce petit jeu dura jusqu’à ce que les deux « duellistes » rompent enfin le contact visuel. Depuis quelque temps, le torchon brûlait entre les deux femmes. S’il s’était agi d’hommes, les coups n’auraient sûrement pas tardé à pleuvoir.
— Sois sur tes gardes, Egwene, dit Rand. Soyez tous vigilants !
— Les Shaido ne parviendront pas à troubler des Aes Sedai, souffla Amys. Idem pour moi, pour Melaine ou pour Bair. Certaines choses dépassent même les Shaido…
— Soyez vigilants, c’est tout ! s’écria Rand.
Il regretta aussitôt une véhémence qui n’était pas dans ses intentions. Aussi surpris que les autres, même Rhuarc le regarda. Ils ne comprenaient pas… et il ne se sentait pas le cœur de tout leur dire. Pas encore… Qui déclencherait en premier son piège ?
Il devait risquer la vie de ses compagnons aussi bien que la sienne…
— Et moi, Rand ? demanda soudain Mat.
Jouant distraitement avec une pièce d’or, il ajouta :
— Tu vois une objection à ce que je t’accompagne ?
— C’est ta volonté ? J’aurais cru que tu resterais avec les colporteurs.
Mat regarda les chariots, puis ses yeux se portèrent sur les Shaido voilés de noir.
— Si tu te fais tuer, je crains qu’il ne soit pas facile pour les survivants de ficher le camp d’ici… De toute façon, d’une manière ou d’une autre, tu t’arrangeras pour que j’accroche au fond de la casserole…
Mat s’interrompit, fit la moue, puis marmonna :
— Dovienya…
Un mot d’ancienne langue que Rand avait déjà entendu dans la bouche de son ami. Selon Lan, ça signifiait « chance ». Joignant le geste à la parole, Mat lança sa pièce en l’air. Mais quand il tenta de la rattraper, elle lui échappa des doigts et tomba sur le sol. Miraculeusement, elle atterrit sur la tranche, dévala la pente, négocia acrobatiquement tous les reliefs et les creux du terrain et, brillant au soleil, s’immobilisa uniquement quand elle eut atteint les chariots.
— Que la Lumière me brûle ! Rand, tu n’aurais pas dû faire ça !
Se penchant, Isendre ramassa la pièce, la tint entre le pouce et l’index et leva les yeux vers le sommet de la butte. Kadere, Keille et Natael imitèrent la jeune femme.