— Tu peux me suivre, Mat, lâcha Rand. Rhuarc, le moment est-il venu ?
Le chef des Taardad jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Oui. C’est exactement… maintenant.
Derrière l’Aiel, des cornemuses se mirent à jouer une lente mélodie. Des voix s’élevèrent presque aussitôt. Chez les Aiels, les garçons cessaient de chanter dès qu’ils atteignaient l’âge adulte – sauf en des occasions très précises. Les chants martiaux faisaient partie de ces exceptions, avec les lamentations pour les frères d’armes défunts. Des Promises participaient sûrement à ce chœur, mais les voix masculines couvraient les leurs.
Lave tes lances dans le sang
Qui donc redoute de mourir ?
Lave tes lances dans le sang
Nul guerrier dont j’ai souvenir !
Sur les deux flancs, derrière Rand, des Taardad apparurent, courant en deux colonnes au rythme de leur chanson. Lances au poing, le visage voilé, ils ressemblaient à une grande vague déferlant vers les montages.
Lave tes lances dans le sang
Tant que la vie coule en ton corps
Lave tes lances dans le sang
Jusqu’aux rivages de la mort.
— On y va ? demanda Rand.
Il n’attendit pas l’assentiment de Rhuarc pour talonner Jeade’en et commencer à descendre la pente. Comme une seule femme, Adelin et les autres Promises l’entourèrent. Mat hésita un peu avant de suivre le mouvement. En revanche, Rhuarc et tous les chefs de clan, chacun avec les dix garants de son honneur, emboîtèrent le pas à l’étalon tacheté. À mi-chemin des pavillons de la kermesse, Rand jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Moiraine, Egwene et Lan n’avaient toujours pas mis pied à terre. Aviendha, elle, s’était jointe aux trois Matriarches. Et bien entendu, tout ce monde le regardait. À force, il avait fini par oublier ce que ça faisait de ne pas être la cible de tous les regards.
Alors qu’il arrivait à la hauteur des pavillons, une délégation vint à sa rencontre. Une dizaine de femmes en jupe et chemisier lestées de bijoux en or et en ivoire, et le même nombre d’hommes en cadin’sor mais sans autre arme qu’un couteau à la ceinture – et encore, bien plus petit que celui de Rhuarc. Semblant ignorer les Taardad voilés qui formaient un immense demi-cercle derrière Rand, ces Aiels lui barrèrent le chemin, le forçant à s’arrêter.
Lave tes lances dans le sang
Cette existence n’est qu’un rêve
Lave tes lances dans le sang
Et tous les songes un jour s’achèvent.
— Je ne m’attendais pas à ça de ta part, Rhuarc, dit un homme aux cheveux blancs et au corps massif.
Massif, pas gras… À ce jour, Rand n’avait jamais vu un Aiel obèse. Ce guerrier était une montagne de muscles.
— Venant des Shaido, c’était déjà étonnant. Mais toi…
— Les temps changent, Mandhuin… Depuis quand les Shaido sont-ils ici ?
— Le lever du soleil… Qui peut dire pourquoi ils ont voyagé pendant la nuit ? (Mandhuin regarda Rand, le front plissé, puis ses yeux glissèrent sur Mat.) Les temps changent et ils sont bizarres, Rhuarc…
— Qui est ici, à part les Shaido ?
— Nous, les Goshien, sommes arrivés les premiers… Puis ce fut le tour des Shaarad. (Prononcer le nom de ses ennemis ancestraux sembla laisser un goût amer dans la bouche de Mandhuin.) Les Chareen et les Tomanelle ont suivi, puis comme je te l’ai déjà dit, les Shaido. Sevanna a convaincu les chefs d’entrer dans la Coupe d’Or, mais ça ne fait pas longtemps… Bael ne voyait aucune raison d’organiser une rencontre aujourd’hui, et il n’était pas le seul à penser ça.
Une femme d’âge moyen au large visage, les cheveux encore plus blonds que ceux d’Adelin, plaqua les poings sur ses hanches dans un concert de cliquetis d’or et d’ivoire. À elle seule, elle portait plus de bijoux qu’Amys et Lian réunies.
— Nous avons entendu dire que Celui qui Vient avec l’Aube est sorti de Rhuidean. (Comme tous ses compagnons, la femme considérait pensivement Mat et Rand, ces deux étrangers venus des terres mouillées.) Rhuarc, on murmure que l’avènement du Car’a’carn est pour aujourd’hui. Quand toutes les tribus seront arrivées.
— Quelqu’un vous a répété une prophétie, dans ce cas, dit Rand.
Il talonna Jeade’en et les Aiels s’écartèrent.
— Dovienya…, marmonna Mat. Mia dovienya nesodhin soende…
Quoi qu’aient voulu dire ces quelques mots, le jeune homme était bouleversant de conviction.
Les deux colonnes de Taardad encerclaient désormais les Shaido, les défiant à quelques centaines de pas de distance. Toujours voilés, le chant montant de leur gorge comme une litanie, les guerriers de Rhuarc ne faisaient aucun geste menaçant. Mais ils étaient là, quinze ou peut-être vingt fois plus nombreux que les Shaido, et leur seule présence avait de quoi faire réfléchir le guerrier le plus impétueux.
Lave tes lances dans le sang
Jusqu’à ce que l’ombre palisse
Lave tes lances dans le sang
Jusqu’à ce que l’eau se tarisse.
Lave tes lances dans le sang
Quand donc reviendras-tu chez toi ?
Lave tes lances dans le sang
Jusqu’au moment de ton trépas !
En approchant des Shaido, Rand vit que Rhuarc portait une main à son voile pour le relever.
— Non, Rhuarc ! Nous ne sommes pas ici pour les combattre.
Une façon de dire qu’il fallait empêcher un massacre, si c’était possible. Mais l’Aiel comprit tout autre chose.
— Tu as raison, Rand al’Thor. Nous ne ferons pas cet honneur aux Shaido !
Laissant son voile où il était, Rhuarc cria :
— Aucun honneur pour les Shaido !
Rand ne tourna pas la tête, mais il aurait juré que des milliers de voiles s’abaissaient autour de lui.
— Par le sang et les cendres ! éructa Mat. Oui, le fichu sang et les fichues cendres !
Lave tes lances dans le sang
Jusqu’à ce que le soleil gèle
Lave tes lances dans le sang
Jusqu’à ce que l’onde ruisselle.
En face de Rand, les Shaido s’agitèrent nerveusement. Quoi que Couladin et Sevanna leur aient dit, il leur suffisait de compter pour comprendre. Même si ça violait toutes les coutumes, affronter Rhuarc, les chefs de clan et leur escorte était une chose, et en découdre avec des milliers de Taardad en était une autre. Lentement, les guerriers voilés s’écartèrent de l’entrée du défilé pour laisser passer Rand et ses compagnons.
Lave tes lances dans le sang
Lave-les tant que ton cœur bat
Lave tes lances dans le sang
Ainsi leur pointe brillera.
Une fois que Rand fut dans le défilé qui serpentait entre les parois rocheuses de deux montagnes, le chant devint un murmure à ses oreilles. Bientôt, il n’y eut plus aucun bruit, à part celui des sabots sur la pierre et le crissement du cuir des bottes aielles.
Puis le passage, brusquement, déboucha sur Alcair Dal.
Rand vit tout de suite pourquoi le canyon était appelé une « coupe » (en revanche, pas l’ombre d’un rapport avec l’or). Parfaitement rond, il était doté sur toute sa périphérie de parois inclinée, sauf à l’extrémité opposée à l’entrée, où la muraille convexe évoquait un fer de lance ou la pointe d’une vague pétrifiée. Sur les pentes, des Aiels étaient réunis par groupes – davantage de groupes qu’il y avait de tribu, à l’évidence. Et les Taardad qui accompagnaient les chefs de clan se dirigèrent tous vers l’une ou l’autre de ces assemblées. D’après Rhuarc, pour assurer l’harmonie et la paix, il était très efficace de regrouper les Aiels par ordres guerriers.