— Je suis le Car’a’carn !
Des acclamations firent vibrer les parois du canyon. Bondissant sur leurs pieds, tous les Aiels lançaient des vivats, y compris les chefs de clan – à l’exception des Taardad, nota Rand.
Les chefs de tribu semblaient abasourdis, Rhuarc tout autant que les autres. Adelin et ses neuf Promises brandissaient leurs lances comme si elles s’attendaient à devoir très bientôt s’en servir. Un œil sur la sortie, Mat enfonça bien son chapeau sur sa tête, puis il approcha au maximum de la corniche et fit discrètement signe à Rand de sauter en selle.
Avec un sourire triomphant, Sevanna tira sur son châle tandis que Couladin avançait vers le bord de la corniche, les bras toujours levés.
— Comme l’annoncent les prophéties, je suis le héraut du changement ! Nous allons traverser de nouveau le Mur du Dragon et reprendre ce qui nous appartient. Les hommes des terres mouillées sont des chiffes molles, mais ils connaissent la prospérité. Vous souvenez-vous du fantastique butin que nous avons rapporté, la dernière fois ? Eh bien, là, nous nous emparerons de tout. Oui, de tout, et…
Rand n’écouta plus la tirade de son rival. Il avait tout envisagé, sauf ça !
Comment ?
Cette question tournait en boucle dans sa tête. Pourtant, il était incroyablement calme. Retirant sa veste rouge, il hésita un moment, récupéra l’angreal dans sa poche, le fixa à sa ceinture, laissa tomber le vêtement et avança vers le bord de la corniche en défaisant lentement les lacets qui fermaient les manches de sa chemise. Puis il leva les bras, et le tissu glissa, dévoilant sa peau.
Mais pas qu’elle…
Les Aiels eurent besoin d’un moment pour voir les Dragons enroulés autour des bras de Rand, leurs écailles brillant au soleil. Du coup, le silence ne se fit pas en une seule fois, mais petit à petit.
Sevanna en resta bouche bée. À l’évidence, elle n’était pas informée. Certain que Rand ne le suivrait pas si vite, Couladin n’avait pas cru bon de lui dire que quelqu’un d’autre portait les marques.
Comment ? Comment a-t-il fait ?
L’imposteur pensait avoir du temps. Une fois sa fausse identité bien établie, il lui aurait été facile de faire passer Rand pour un tricheur.
Oui, mais comment a-t-il fait ?
Si la Maîtresse du Toit de la forteresse Comarda était stupéfaite, les chefs de tribu ne valaient guère mieux. Deux hommes portant les marques… Pourtant, selon la prophétie, il ne pouvait y en avoir qu’un.
Couladin continuait son discours, agitant les bras pour que tout le monde voie bien.
— … ne nous arrêterons pas aux pays des violeurs de serment ! Toutes les terres seront nôtres, jusqu’à l’océan d’Aryth ! Que peuvent les chiens des terres mouillées face à… ?
Prenant soudain conscience du silence de mort qui régnait dans le canyon – mais qu’était-il advenu des acclamations ? –, l’usurpateur comprit immédiatement ce qui se passait. Sans même regarder Rand, il cria :
— C’est un étranger des terres mouillées ! Voyez ses vêtements ! Un étranger !
— Un homme des terres mouillées, oui, approuva Rand.
Il ne leva pas la voix, confiant le soin de l’amplifier à la configuration particulière du canyon. D’abord surpris, Couladin eut un grand sourire… qui s’effaça dès que le jeune homme enchaîna :
— La Prophétie de Rhuidean parle d’être né du Sang, si je ne me trompe ? Ma mère était Shaiel, une Promise du clan Chumai des Taardad.
Qui était-elle en réalité ? Et d’où venait-elle ?
— Mon père, Janduin du clan de la Montagne de fer, était en son temps le chef des Taardad.
Mon père se nomme Tam al’Thor. C’est lui qui m’a trouvé, élevé et donné tout son amour.
— Né du Sang, mais pas élevé par les Aiels, voilà ce que dit la prophétie. Où les Matriarches m’ont-elles cherché ? Dans les forteresses de la Tierce Terre ? Non, de l’autre côté du Mur du Dragon, là où j’ai grandi. Exactement comme le disaient les prédictions.
Bael et les trois autres chefs acquiescèrent sans grand enthousiasme. Couladin arborait lui aussi les Dragons, et à choisir, ils auraient préféré que le Car’a’carn soit un homme qu’ils connaissaient. Le visage dur, Sevanna ne dissimulait pas que son siège était fait : marques ou pas marques, elle soutiendrait Couladin.
Sa confiance encore intacte, l’imposteur eut un regard méprisant pour Rand.
— De quand date la Prophétie de Rhuidean ? (Toujours persuadé que ça changeait quelque chose, il continuait à crier.) Qui peut dire quelles altérations ont subies ces paroles ? Ma mère était une Far Dareis Mai, avant de renoncer à la lance. Comment savoir ce qui a changé dans ces prédictions ? ou ce qu’on a volontairement modifié ? On dit que nous servions jadis les Aes Sedai. J’affirme qu’elles ont comploté pour nous avoir de nouveau sous leur coupe. Cet étranger fut choisi parce qu’il nous ressemble. Mais il n’est pas de notre sang ! Il est venu avec des Aes Sedai qui le tenaient en laisse. Et les Matriarches ont accueilli ces femmes comme si elles étaient leurs premières-sœurs. Vous savez tous que les Matriarches peuvent faire des choses incroyables. Celles qui marchent dans les rêves ont utilisé le Pouvoir de l’Unique pour me tenir éloigné de cet étranger. Le Pouvoir de l’Unique, comme les Aes Sedai, d’après ce qu’on dit. Ne comprenez-vous pas que ces sorcières ont amené ici un imposteur pour nous entraîner dans un piège ? Avec la complicité de certaines Matriarches !
— Un tissu d’absurdités ! explosa Rhuarc avant de venir se camper à côté de Rand, devant l’assemblée pour l’instant silencieuse. Couladin n’est jamais allé à Rhuidean. J’ai entendu les Matriarches lui en refuser le droit ! Rand al’Thor, lui, y est allé. Je l’ai vu descendre un versant du mont Chaendaer, puis en revenir avec les marques qu’il vous montre.
— Pourquoi les Matriarches m’ont-elles refusé le droit d’aller à Rhuidean ? rugit Couladin. Parce qu’elles ont obéi aux ordres des Aes Sedai ! Rhuarc se garde bien de vous dire qu’une des Aes Sedai a descendu le versant du mont avec l’étranger. C’est comme ça qu’il a obtenu les marques. Grâce à la sorcellerie de ces femmes ! Mon frère Muradin est mort au pied du mont Chaendaer, lâchement assassiné par cet étranger et l’Aes Sedai Moiraine. Et les Matriarches, parce qu’elles nous ont trahis, les ont laissés libres, ces meurtriers. Une fois la nuit tombée, je suis allé à Rhuidean. Je le révèle aujourd’hui parce que c’est l’endroit approprié. Le lieu où le Car’a’carn doit se révéler à son peuple. Je suis le Car’a’carn !
Des mensonges étayés par des demi-vérités… Sûr d’avoir réponse à tout, Couladin se croyait invincible.
— Tu es allé à Rhuidean sans l’autorisation des Matriarches ? demanda Han, plus renfrogné que jamais.
Les bras croisés, l’immense Bael semblait tout aussi désapprobateur. Erim et Jheran, peut-être un peu moins choqués, paraissaient loin d’être convaincus.
La main sur le manche de son couteau, Sevanna foudroya Han du regard comme si elle rêvait de lui en enfoncer la lame entre les omoplates.
— Oui, sans leur autorisation ! confirma Couladin. Celui qui Vient avec l’Aube apporte le changement. Voilà ce que dit la prophétie ! Les lois et les coutumes inutiles seront balayées, et c’est moi qui le ferai ! Ne suis-je pas arrivé ici en même temps que l’aube ?
Les chefs de tribu hésitaient toujours, comme tous les autres Aiels présents dans le canyon. Si Rand n’emportait pas leur adhésion, il ne sortirait sûrement pas vivant d’Alcair Dal. Voyant que Mat désignait de nouveau la selle de Jeade’en, le jeune homme ne prit même pas la peine de faire « non » de la tête. Sauver sa peau n’était pas la priorité. Il avait besoin de ce peuple et de sa fidélité. Il devait avoir avec lui des partisans qui le suivraient par loyauté, non pour se servir de lui ou obtenir on ne savait quelle faveur. C’était indispensable !