— Rhuidean… Tu es allé à Rhuidean, Couladin ? Qu’as-tu donc vu là-bas ?
— Tout le monde sait que ça doit rester secret !
— Nous pouvons en parler en privé, dit Erim, comme il convient, et…
Couladin explosa de nouveau :
— Je n’en parlerai à personne ! Rhuidean est un lieu sacré, ce que j’ai vu est sanctifié, et je suis sanctifié ! (Il exhiba une fois de plus les Dragons.) Voilà ce qui fait de moi un saint !
— Près d’Avendesora, j’ai avancé au milieu de colonnes de verre, dit Rand, sa voix se répercutant partout dans le canyon. À travers les yeux de mes ancêtres, j’ai vu l’histoire des Aiels. Et toi, Couladin ? Qu’as-tu appris à Rhuidean ? Moi, je n’ai pas peur d’en parler. Et toi ?
Le Shaido tremblait de rage, le visage presque aussi écarlate que ses cheveux.
Bael, Erim, Jheran et Han échangèrent des regards hésitants.
— Nous devons continuer en privé…, murmura Han.
Couladin avait perdu tout avantage auprès des chefs. S’il était trop excité pour s’en apercevoir, Sevanna n’avait pas les yeux dans sa poche.
— C’est Rhuarc qui lui a dit tout ça ! accusa-t-elle. Une de ses épouses marche dans les rêves… Une complice des Aes Sedai ! Oui, Rhuarc lui a raconté tout ça !
— Rhuarc n’est pas homme à commettre pareille indignité ! s’écria Han. C’est un chef de tribu, et un homme d’honneur. Sevanna, ne parle pas de ce que tu ignores !
— Je n’ai pas peur d’en parler ! beugla Couladin. Aucun homme ne peut impunément m’accuser de lâcheté ! Moi aussi, j’ai vu le passé à travers les yeux de mes ancêtres. Je nous ai vus entrer dans la Tierce Terre. Et la gloire ! Oui, j’ai vu la gloire que je nous rendrai bientôt !
— J’ai vu l’Âge des Légendes, surenchérit Rand, et le début du voyage des Aiels vers la Tierce Terre.
Rhuarc prit le bras du jeune homme, mais celui-ci se dégagea sans ménagement. Cet instant était écrit depuis le jour où les Aiels s’étaient réunis pour la première fois devant Rhuidean.
— J’ai vu les Aiels à l’époque où ils se nommaient les Da’shain et obéissaient au Paradigme de la Feuille.
— Non ! Non ! Non !
Ce cri jaillit en même temps de milliers de gorges. Brandies vers le ciel, des centaines de pointes de lance reflétèrent la lumière du soleil. Quelques chefs de clan Taardad criaient avec les autres Aiels, oubliant leur loyauté envers Rand.
Pétrifiée, Adelin regardait le jeune homme comme s’il avait perdu l’esprit.
Désignant la selle de Jeade’en, Mat cria à son ami quelques mots qui furent noyés dans le vacarme.
— Menteur ! lança Couladin.
Son cri à la fois rageur et triomphal se répercuta dans tout le canyon, couvrant le grondement des Aiels. En secouant la tête, Sevanna se précipita vers l’imposteur. À présent, elle devait se douter qu’il mentait, mais si elle parvenait à le faire taire, ils avaient encore une chance de s’en sortir.
Comme Rand l’espérait, Couladin repoussa la Maîtresse du Toit. Cet homme savait que son rival était allé à Rhuidean, et de toute évidence, il ne devait pas croire lui-même à la moitié des fadaises qu’il racontait. Mais comment aurait-il pu accepter la révélation que Rand venait de faire ?
— Il vient de se trahir ! Nous avons toujours été des guerriers ! Depuis le commencement des temps !
Le grondement augmenta, les lances se faisant menaçantes. Mais Bael, Erim, Jheran et Han se taisaient, car ils savaient, eux ! Sans songer à les regarder, Couladin montra de nouveau ses bras aux Aiels saisis de vénération devant leur Car’a’carn.
— Pourquoi ? souffla Rhuarc à l’intention de Rand. N’as-tu pas compris pourquoi il est interdit de parler de Rhuidean ? Comment affronter une si terrible vérité ? Savoir que nous étions jadis l’opposé de ce que nous admirons et respectons ? Que nous ressemblions aux Égarés, ceux qu’on appelle chez toi les Tuatha’an ? Rhuidean tue les Aiels qui ne peuvent pas affronter cette révélation. Et voilà que tu la clames à tous les vents ! C’est irréversible, Rand al’Thor. La rumeur se répandra, et combien d’Aiels y survivront ?
Il vous ramènera en arrière et vous détruira…
— J’apporte le changement, dit tristement Rand. Pas la paix, mais la tourmente.
La destruction me suit partout où je vais… Y aura-t-il un jour un lieu que je ne ravagerai pas ?
— Ce qui doit être advient, Rhuarc. Je ne peux rien contre ça.
— Ce qui doit être advient…, murmura l’Aiel après un long silence
Sans voir que les chefs de tribu le regardaient sombrement, Couladin paradait toujours, parlant aux Aiels de gloire et de conquête. Consciente que le vent avait tourné, Sevanna respirait très fort, comme si elle allait se sentir mal. Bientôt, elle le devinait, le couperet tomberait.
Et il tomba, en effet.
— Rand al’Thor…, commença Bael, sa voix forçant Couladin à ravaler son discours et imposant un silence presque immédiat à la foule.
Hochant la tête comme s’il cherchait en vain un moyen d’échapper à tout ça, le chef de tribu marqua une pause pour se racler la gorge. Toujours dans son délire, Couladin croisa les bras, serein, attendant sans doute que le géant prononce la sentence de mort de l’étranger.
— Rand al’Thor, reprit Bael, est le Car’a’carn. Celui qui Vient avec l’Aube…
Fou de rage, Couladin écarquilla les yeux.
— Rand al’Thor est Celui qui Vient avec l’Aube, déclara Han, lui aussi à contrecœur.
— Rand al’Thor est Celui qui Vient avec l’Aube, répéta Jheran sans enthousiasme.
— Rand al’Thor est Celui qui Vient avec l’Aube, concéda enfin Erim.
— Rand al’Thor, annonça Rhuarc, est Celui qui Vient avec l’Aube. Que la Lumière ait pitié de nous !
Un silence de mort suivit ces déclarations.
Sautant de la corniche, Couladin prit une lance à un de ses Seia Doon et voulut la projeter sur Rand. Mais Adelin bondit sur la corniche, sa rondache déviant l’arme de jet au prix d’un violent impact qui l’envoya presque à la renverse.
Alors que la folie se déchaînait dans le canyon, les autres Promises Jindo sautèrent sur la corniche pour former avec Adelin une haie protectrice devant Rand.
Sevanna sauta à son tour de la corniche, approcha de Couladin et tenta de le retenir par le bras alors qu’il essayait de lancer ses Yeux Noirs contre les Promises de Rand.
Avec une dizaine d’autres chefs de clan Taardad, Heirn vint épauler les guerrières qui protégeaient le Car’a’carn. Mais d’autres chefs criaient avec les Aiels qui soutenaient encore Couladin.
Serrant son étrange lance à la hampe noire et au fer en forme d’épée orné de deux corbeaux, Mat monta plus ou moins souplement sur la corniche en marmonnant ce qui devait être un torrent de jurons en ancienne langue.
Rhuarc et les autres chefs de tribu tentèrent en vain de rétablir l’ordre.
Dans le canyon soudain devenu un chaudron en ébullition, Rand vit des voiles noirs se lever. Puis une première lance frappa, et une autre, et une autre encore…
Il devait arrêter ça !
S’ouvrant au saidin, il le laissa déferler en lui jusqu’à ce qu’il ait l’impression de se consumer de l’intérieur – s’il n’implosait pas avant. La souillure le ravageant jusqu’à la moelle des os, il se réfugia dans le Vide, autour duquel des pensées se mirent à flotter.