L’eau… Dans ce désert où elle était si rare, les Aiels en parlaient presque en permanence. Mais même dans cet air si sec, il y avait un peu d’eau. Sans vraiment savoir ce qu’il faisait, Rand canalisa le Pouvoir.
Des éclairs déchirèrent le ciel au-dessus d’Alcair Dal et un vent violent souffla dans le canyon, rugissant assez fort pour couvrir les imprécations des Aiels. Alors que ce vent charriait de minuscules gouttelettes d’eau, quelque chose d’impensable – du jamais vu de mémoire d’homme – se produisit : une bruine commença à tomber. Dans les tourbillons de vent, alors que les éclairs zébraient follement le ciel, cette ondée se transforma en une véritable pluie, puis en une averse et enfin… en un déluge.
Les cheveux trempés, la chemise collée au corps, Rand n’y voyait plus à dix pas devant lui.
Sans avertissement, il fut de nouveau au sec, car un dôme invisible se forma autour de lui, l’isolant de Mat et des Aiels qui le protégeaient. À travers l’eau qui ruisselait sur les parois de cette improbable structure, il vit qu’Adelin tentait de traverser pour le rejoindre. Furieuse, elle martelait de coups de poing l’obstacle dont ses yeux niaient pourtant la présence.
— Un imbécile en chef qui joue avec des crétins ! lança une voix féminine. Tous mes plans sabotés, mes efforts réduits à néant…
De l’eau coulant encore devant ses yeux, Rand se tourna pour faire face à Lanfear. Bien entendu, sa robe blanche à la ceinture en tissu argenté était parfaitement sèche, tout comme ses superbes cheveux noirs parés d’étoiles et de croissants d’argent.
Le regard brûlant, elle dévisageait Rand avec une fureur qui altérait son incroyable beauté.
— Je n’aurais pas cru que tu te montrerais maintenant, dit calmement Rand.
Le Pouvoir circulant encore en lui, il chevauchait ses torrents tumultueux, s’y accrochant avec un désespoir qu’il prit garde à ne pas laisser transparaître dans sa voix. Sans puiser davantage dans la Source Authentique, il suffisait d’accepter cette déferlante et d’attendre que ses os menacent d’être réduits en cendres. Lanfear pouvait-elle le couper du Pouvoir alors que le saidin rugissait ainsi en lui ? Faute de connaître la réponse à cette question, il préférait se laisser carboniser de l’intérieur plutôt que de se fermer à la Source.
— Je sais que tu n’es pas seule. Où est-il ?
Lanfear eut une moue amère.
— Je savais qu’il se trahirait en entrant dans tes rêves. J’aurais pu arranger les choses si sa panique…
— Je sais tout depuis le début, coupa Rand. Dès le jour où j’ai quitté la Pierre de Tear, je m’attendais à une attaque en traître. Dans ce désert, où n’importe qui pouvait voir que j’étais concentré sur Rhuidean et sur les Aiels. Tu me crois assez bête pour ne pas avoir deviné que certains d’entre vous s’en prendraient à moi ? Mais c’est mon piège, Lanfear, pas le tien. Où est-il ?
Les derniers mots étaient sortis de la gorge de Rand comme des cris glaciaux. Autour du Vide – ce néant qui n’en était pas un, cette vacuité emplie de Pouvoir – des émotions incontrôlables tourbillonnaient.
— Si tu sais, riposta Lanfear, pourquoi l’as-tu fait fuir avec tes discours sur le destin et ton obligation de « faire ce qui doit être fait » ? J’ai fait venir Asmodean pour qu’il te forme, mais il a toujours été du genre à changer de plan dès la première difficulté. Maintenant, il pense avoir trouvé à Rhuidean quelque chose qui est bien mieux pour lui. Et pendant que tu fais l’andouille ici, il est sur le point de s’en emparer… Les Draghkars, Couladin… des diversions pour que tu t’occupes d’autre chose pendant qu’il vérifiait toutes les données. Mes plans à l’eau simplement parce que tu es têtu comme une mule ! Tu sais quels efforts ça me coûtera de le convaincre à nouveau ? C’est le seul possible… Demandred, Rahvin ou Sammael te tueraient avant de t’avoir appris à lever une main – sauf s’ils pouvaient te tenir en laisse comme un chien docile !
Rhuidean… Oui, bien entendu… Rhuidean… À combien de semaines de voyage ? Mais n’avait-il pas fait quelque chose, un jour ? S’il se rappelait comment il s’y était pris…
— Tu l’as laissé partir ? Après avoir tant répété que tu voulais m’aider ?
— Discrètement, je l’ai toujours précisé… Que peut-il trouver à Rhuidean pour que je prenne le risque d’apparaître au grand jour ? Quand tu décideras d’être de mon côté, il sera temps de réviser ma position. Souviens-toi de ce que je t’ai dit, Lews Therin…
Lanfear passa au registre de la séduction, sa moue boudeuse mais charmante et ses grands yeux noirs tels des puits sans fond où il semblait si délicieux de se noyer.
— Oui, souviens-toi… Deux formidables sa’angreal… Avec eux, ensemble, nous pouvons défier…
Lanfear ne jugea pas utile de continuer.
Rand venait de se rappeler. Ce qu’il avait fait… et comment.
Utilisant le Pouvoir, il plia la réalité, infléchissant une partie de l’espace et du temps. Aussitôt, une porte se découpa dans le dôme, devant lui. Une porte, oui, il n’y avait pas d’autre mot. Une ouverture qui donnait sur l’obscurité – et un autre part indéfini mais pourtant délimité.
— Tu n’as pas tout oublié, dirait-on…, fit Lanfear. (Elle jeta un coup d’œil à l’issue, puis riva un regard soupçonneux sur Rand.) Pourquoi es-tu si nerveux ? Qu’y a-t-il à Rhuidean ?
— Asmodean…, répondit Rand, sinistre.
Un moment, il hésita. Le rideau de pluie l’empêchait de voir autour de lui. Que se passait-il dans la Coupe d’Or ? Et Lanfear… Lanfear… Hélas, il avait oublié comment il avait fait pour isoler Egwene et Elayne de la Source.
Et bien entendu, je suis incapable de tuer une femme parce qu’elle me regarde méchamment. Mais c’est une Rejetée, bon sang !
Peut-être, mais ça n’était pas plus dans ses cordes que la fois précédente, dans la Pierre de Tear.
Franchissant l’étrange porte, Rand laissa Lanfear sur la corniche et referma le passage derrière lui. Bien sûr, elle n’aurait aucun mal à en ouvrir un autre, mais ça la ralentirait un peu.
58
Les pièges de Rhuidean
Dès que la porte eut disparu, l’obscurité enveloppa Rand comme un linceul. Et pourtant, il y voyait… Alors qu’il était trempé, il ne frissonnait pas, comme si le froid et la chaleur n’existaient plus. À dire vrai, plus aucune sensation n’existait. À part celle d’être en vie.
Devant Rand, des marches de pierre s’élevaient à l’infini – ou jusqu’à ce qu’on les perde de vue. Bien entendu, elles lévitaient dans l’air, aucune structure visible ne les soutenant. Se souvenant qu’il avait déjà vu cet escalier, ou un autre qui lui ressemblait en tout point, Rand gravit les marches, chacune se dématérialisant derrière lui une seconde après qu’il y eut laissé l’empreinte humide d’une de ses bottes.
Sans pouvoir dire comment il le savait, il avait la certitude que cet escalier le conduisait là où il devait aller. Là encore, il aurait juré avoir déjà vécu cette expérience, mais ça n’était peut-être pas exactement la même.
Est-ce moi qui crée les marches avec le Pouvoir, ou ont-elles une existence indépendante ?
À cet instant, la marche que foulait Rand commença à se désintégrer et celles qu’il lui restait à gravir se brouillèrent comme si elles allaient disparaître. Abandonnant ses pensées parasites, il se concentra sur les degrés de pierre grise, insistant sur leur rassurante réalité. Aussitôt, l’escalier redevint net comme s’il n’y avait rien au monde de plus réel que lui. Mais les marches avaient changé. Beaucoup moins ordinaires, elles étaient polies, désormais, leur arête sculptée selon un motif décoratif que Rand avait déjà vu quelque part – enfin, peut-être, parce que rien de tout cela n’était très clair dans son esprit.