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Sans se demander où il allait – et c’était peut-être mieux comme ça – il commença à monter les marches trois par trois, avançant à toute vitesse vers… l’obscurité sans fin.

Non ! Cet escalier le conduirait où il voulait aller, c’était sûr, mais il n’y avait aucune garantie sur le temps que ça prendrait.

Asmodean avait-il beaucoup d’avance sur lui ? Les Rejetés connaissaient-ils une façon de voyager plus rapide ? Tout le problème était là : les Rejetés disposaient de toutes les connaissances. Lui, il n’avait que son désespoir.

Rand leva les yeux et fit la grimace. S’adaptant à ses longues enjambées, les marches étaient beaucoup plus éloignées, l’obligeant à sauter de l’une à l’autre au-dessus d’un abîme noir plus profond que… Que quoi, au fait ? Une chute, ici, pouvait très bien n’avoir jamais de fin. Oubliant le gouffre, Rand continua à bondir de marche en marche.

Sa vieille blessure au flanc, jamais tout à fait guérie, commença à se rappeler vaguement à lui. Vaguement ? C’était son impression, alors que le saidin l’enveloppait comme un cocon. En réalité, la plaie devait être à un souffle de se rouvrir.

Ignore-la !

Dérivant à travers le Vide, cette pensée renforça sa détermination. Quitte à y laisser la vie, il n’avait pas le droit de perdre cette course-poursuite ! Si les marches consentaient un jour à cesser de se dérouler devant lui. Où en était-il de l’ascension ?

Soudain, il aperçut une silhouette, loin devant lui et un peu sur sa gauche. Un homme, apparemment, vêtu d’une veste rouge et de bottes assorties. Mais lui était debout sur une sorte de plate-forme argentée qui s’élevait régulièrement dans les ténèbres. Rand n’eut pas besoin d’y regarder à deux fois pour comprendre qu’il s’agissait d’Asmodean. Et lui, il ne courait pas comme un crétin de berger à demi mort de fatigue. Il se faisait porter par… eh bien, le nom importait peu, n’est-ce pas ?

Rand s’immobilisa sur une marche. Il n’avait aucune idée de ce qu’était cette plate-forme de métal brillant, mais… La pensée… Oui, la pensée !

Devant le jeune homme, les marches se volatilisèrent. Sous ses bottes, le rectangle de pierre commença à glisser vers l’avant et vers le haut, avalant la distance de plus en plus vite. Pas un souffle d’air, sur son visage, pour indiquer à Rand qu’il se déplaçait. Et aucun repère fixe, dans ce néant, permettant d’établir avec certitude que la marche bougeait.

Mais Rand gagnait du terrain, et ça, c’était une preuve irréfutable. Il avançait, peut-être grâce au Pouvoir et peut-être pas, et cela seul comptait.

La « marche » tremblant bizarrement, Rand préféra cesser de penser à tout ça.

Je n’en sais pas encore assez long…

Dans une posture très décontractée, l’homme aux cheveux noirs, une main sur la hanche, se massait pensivement le menton de l’autre. Un col de dentelle lui enserrait le cou, et ses manches également sophistiquées lui dissimulaient à demi les mains. Quant à sa veste à col montant, elle était bizarrement coupée, avec des sortes de queues qui lui arrivaient presque aux genoux.

De fines cordes noires – enfin, on eût dit que c’en était – jaillissaient du torse d’Asmodean pour se perdre dans l’obscurité environnante. Une image que Rand avait déjà vue, ça, il en était sûr !

Lorsque l’homme tourna la tête vers lui, il en resta pourtant bouche bée. Bien sûr, les Rejetés pouvaient changer à volonté de visage – ou générer des illusions, ce qui revenait au même – et il avait vu Lanfear le faire devant lui. Pourtant, c’étaient bien les traits de Jasin Natael, le trouvère. Depuis le début, Rand avait parié sur Kadere, le prédateur dont le regard ne changeait jamais.

Apercevant Rand, Asmodean sursauta. Alors que sa plate-forme gagnait de la vitesse, une sorte d’immense tapis de feu, comme si on avait coupé en tranches fines une flamme géante – tomba sur Rand tel un drap d’un quart de lieue de haut et de large.

Un peu avant le contact fatal, ce linceul éclata en une gerbe d’étincelles – ou d’échardes – qui s’éparpillèrent autour de Rand puis disparurent. Mais un autre se matérialisa dans l’air, forçant le jeune homme à improviser un autre tissage défensif. Le « drap » explosa, cédant la place à un troisième, qui se désintégra pour être aussitôt remplacé par un quatrième. Même si Rand ne voyait plus son ennemi, il ne doutait pas qu’Asmodean profitait de cette diversion pour reprendre de l’avance.

Une colère brûlante glissa sur le cocon de vide, et le Dragon Réincarné canalisa de nouveau le Pouvoir. Cette fois, une vague de feu enveloppa le tapis de flammes et l’entraîna au loin, le transformant peu à peu en une multitude de gouttelettes ignées, comme s’il était déchiqueté par un cyclone. Secoué par le Pouvoir qui se déchaînait en lui, Rand trembla de tous ses membres. Mais sa colère contre Asmodean s’accrocha à la surface du Vide.

Devant Rand, un trou apparut dans l’obscurité maintenant zébrée d’incroyables lucioles. Un trou ? Non, pas exactement. Le Rejeté et sa plate-forme brillante se trouvaient au milieu de cette brèche, et la déferlante de feu tissée par Rand sembla glisser dessus sans l’affecter. La plate-forme continua son ascension – à l’évidence, Asmodean venait d’ériger autour de lui un bouclier très efficace.

Rand se força à ignorer la lointaine colère qui tentait de le séduire de l’autre côté du Vide. Pour s’unir au saidin et le manier, il avait besoin d’un calme intérieur parfait. La colère, s’il l’acceptait en lui, ferait exploser le cocon de Vide.

Rand cessa provisoirement de canaliser et sa vague de flammes se volatilisa. Son but n’était pas de tuer le Rejeté, mais de le capturer.

La marche de pierre gagna encore de la vitesse, rapprochant Rand de sa proie.

Soudain, la plate-forme d’Asmodean se dématérialisa. Une issue brillante apparut devant lui, et il la franchit d’un bond. Aussitôt, la lueur vacilla et le passage commença à se refermer.

Rand focalisa le Pouvoir sur ce portail encore visible dans le noir. S’il ne parvenait pas à le maintenir ouvert, comment savoir où Asmodean avait fui ? La brèche cessa de se refermer, et la lueur réapparut, précisant les contours d’une ouverture carrée assez grande pour laisser passer un homme. Rand devait la maintenir dans cet état puis l’atteindre au plus vite, avant qu’Asmodean ait pu filer trop loin.

Quand il s’estima assez près, le jeune homme pensa à s’arrêter et la marche s’immobilisa net. Comme il l’avait prévu, Rand fut propulsé en avant et traversa le passage en vol plané. Quelque chose tirant sur une de ses bottes, il se retrouva presque à l’horizontale, se roula en boule quand il entra en contact avec le sol et prolongea son mouvement par une longue roulade.

Le souffle court, il se força à inspirer à fond, puis se releva, trop alarmé pour rester longtemps dans une position où il était vulnérable. Le Pouvoir l’emplissant encore d’une vibrante extase mêlée de répugnance – la souillure, bien sûr –, il constata sans s’émouvoir qu’il était contusionné à peu près partout. La douleur viendrait, mais pour l’instant, elle lui semblait aussi étrangère que la poussière jaune qui recouvrait ses vêtements humides et chaque pouce carré de sa peau qu’il pouvait voir.

À la fois détaché de tout et plus présent au monde que jamais, Rand sentait le moindre souffle dans l’air surchauffé, comme il captait individuellement l’existence de chaque grain de poussière et de la plus minuscule crevasse dans le sol de terre compactée dure comme de l’acier.