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Rand espéra qu’il vivrait assez longtemps pour voir ça.

Avec l’aide de son angreal – la figurine à l’épée – il réussit à ouvrir une porte sur l’obscurité. Asmodean la franchit à contrecœur avec Rand, et il fit la grimace lorsqu’une unique marche de pierre apparut, juste assez large pour deux hommes.

Asmodean était toujours un séide du Ténébreux. Son regard calculateur le clamait haut et fort.

En descendant l’escalier, les deux ennemis s’adressèrent seulement deux fois la parole.

— Je ne peux pas t’appeler Asmodean, dit Rand.

— Je m’appelais Joar Addam Nesossin, marmonna le Rejeté.

On eût dit qu’il était tout nu ou qu’il avait perdu quelque chose d’indispensable à ses yeux.

— Ça n’ira pas non plus… Qui sait quel déshonneur peut entacher ce nom ? L’idée est d’empêcher qu’on te tue parce que tu es un Rejeté.

Du même coup, personne ne saura que j’ai un ancien sbire du Ténébreux en guise de professeur.

— Tu vas devoir continuer à t’appeler Jasin Natael, trouvère attitré du Dragon Réincarné. Un prétexte qui expliquera pourquoi tu ne me quittes jamais.

Natael fit la moue et n’émit pas de commentaire.

Un peu plus tard, Rand ajouta :

— Pour commencer, je veux que tu m’apprennes à protéger mes rêves.

Le faux trouvère acquiesça à contrecœur.

Rand devina que cet homme lui vaudrait des ennuis. Mais tout valait mieux que l’ignorance.

La marche ralentit puis s’immobilisa. Une nouvelle fois, Rand plia la réalité, et le portail qui se matérialisa le conduisit avec son mentor sur la corniche d’Alcair Dal.

S’il ne pleuvait plus, le sol du canyon, où le crépuscule tombait déjà, était désormais un bourbier retourné par des milliers de pieds d’Aiels. Balayant les lieux du regard, Rand vit qu’il y avait beaucoup moins de guerriers. Un bon quart était parti, semblait-il… Mais personne ne se battait.

Moiraine, Egwene, Aviendha et les Matriarches avaient rejoint sur la corniche les chefs de tribu qui conversaient avec Lan. Accroupi à bonne distance de là, son chapeau bien enfoncé sur la tête, sa lance noire sur l’épaule, Mat attendait en compagnie d’Adelin et de ses Promises.

Tous les yeux s’écarquillèrent lorsque Rand « entra » sur la corniche suivit par le trouvère que personne n’avait vu partir et qui ressemblait à un épouvantail dans sa veste rouge en lambeaux.

Souriant, Mat bondit sur ses pieds et Aviendha faillit tendre une main vers Rand.

Dans le canyon, tous les Aiels se turent.

— Adelin, dit Rand, tu veux bien envoyer quelqu’un dire aux gens de la kermesse d’arrêter de rosser Isendre ? Elle n’est pas la terrible voleuse qu’ils croient…

La Promise blonde sembla surprise, mais elle désigna une de ses collègues, qui fila comme le vent.

— Comment sais-tu qu’on la maltraite ? s’étonna Egwene.

— Où étais-tu ? demanda en même temps Moiraine. Et comment y es-tu allé ?

Son calme d’Aes Sedai manquant à l’appel, elle regarda Natael avec des yeux ronds.

Et les Matriarches, comment réagissaient-elles ? À son expression, Melaine semblait prête à arracher des réponses à Rand en le battant comme plâtre. Bair semblait avoir des intentions au moins aussi sombres. Amys, en revanche, tirait sur son châle pour se donner une contenance tandis qu’elle tentait de décider si elle était soulagée ou furieuse.

Adelin tendit à Rand sa veste encore trempée, et il s’en servit pour envelopper les deux statuettes. Moiraine les avait remarquées, bien entendu. Savait-elle de quoi il s’agissait ? Rand l’ignorait, mais il avait la ferme intention de les cacher du mieux possible. S’il ne contrôlait pas vraiment le pouvoir de Callandor, quel désastre risquait-il de provoquer avec le fabuleux sa’angreal ?

Il devait encore apprendre, et on verrait ensuite.

— Qu’est-il arrivé ici ? demanda-t-il.

Moiraine parut mécontente qu’il ignore sa question, et Egwene n’eut pas l’air ravie non plus.

— Les Shaido sont partis avec Sevanna et Couladin, répondit Rhuarc. Tous les Aiels qui sont restés t’ont accepté comme Car’a’carn.

— Mais les Shaido n’ont pas été les seuls à partir, maugréa Han, toujours aussi morose. Une partie de mes Tomanelle les ont imités. Ainsi qu’une fraction des Goshien, des Shaarad et des Chareen.

Presque aussi sinistres que Han, Jheran et Erim acquiescèrent.

— Ils ne sont pas partis avec les Shaido, précisa Beal, mais ils nous ont quittés quand même. Ce que tu as dit ici sera répété dans toute la Tierce Terre. C’était une erreur… J’ai vu des hommes jeter leurs lances et s’enfuir.

Il vous liera les uns aux autres puis vous détruira…

— Aucun Taardad n’est parti, annonça Rhuarc, sans se rengorger outre mesure. Nous sommes prêts à aller là où tu nous conduiras.

Là où je vous conduirai, oui…

Rand n’en avait pas fini avec les Shaido, Sevanna et Couladin. Balayant du regard les Aiels qui n’avaient pas déserté, il fut frappé par leur visage défait. À quoi avaient dû ressembler les hommes et les femmes qui s’étaient enfuis ? Mais ce peuple était seulement un outil pour lui. Il ne devait jamais l’oublier.

Et il faut que je sois encore plus dur que ces gens.

Jeade’en attendait toujours près de la corniche, à côté du hongre de Mat. Faisant signe à Natael de le suivre, Rand sauta en selle, son précieux paquet sous le bras. L’air renfrogné, l’ancien Rejeté vint se placer sur le flanc gauche de Jeade’en. Adelin et les huit Promises restantes formèrent l’escorte habituelle, et Aviendha – une surprise ! – se plaça du côté droit de l’étalon.

Mat sauta lui aussi en selle.

Rand tourna la tête vers les hommes et les femmes toujours debout sur la corniche.

— Il faudra faire un long chemin pour revenir en arrière, dit-il. (Bael détourna la tête.) Long et sanglant…

Les Aiels ne bronchèrent pas. Les yeux tristes, Egwene tendit à moitié les mains vers Rand, mais il fit semblant de n’avoir rien vu.

— Lorsque les chefs de tribu manquants arriveront, ce chemin commencera, conclut Rand.

— Il a commencé depuis très longtemps, dit Rhuarc, très calme. Le tout est de savoir où et quand il finira.

N’ayant pas de réponse à cette question, Rand fit tourner bride à son étalon tacheté, puis il traversa lentement le canyon, accompagné par son étrange suite.

Sombres et graves, les Aiels s’écartèrent pour lui céder le passage alors que le froid mordant de la nuit tombait déjà sur la Tierce Terre.

« Et quand le sang fut versé sur un sol où rien ne poussait, les Enfants du Dragon se dressèrent, Peuple du Dragon armé pour danser avec la mort. Alors, le Dragon leur ordonna de quitter les terres infécondes, et ils firent trembler le monde de bataille en bataille. »